samedi 3 septembre 2011

"Qui a envie d'être normal dans l'Australie de John Howard* ?"

Une citation en guise de titre. une phrase prononcée par Connie, une jeune femme de 19 ans, un des personnages principaux du livre dont nous allons parler maintenant : "la gifle", de Christos Tsiolkas, auteur australien (en grand format chez Belfond). Un livre qui, si j'en crois pas mal de commentaires, en laisse plus d'un perplexe, en choque même pas mal.




Nous sommes à Melbourne, Hector, australien d'origine grecque, est mariée à Aisha, australienne dont la famille est originaire d'Inde. Ils ont invité famille et amis à un barbecue un samedi chez eux. Il y a là d'autres familles, aux origines diverses, aux statuts sociaux différents, aux opinions parfois divergentes et qui comportent de très jeunes enfants, des ados, des quadras et quelques aînés.

Tout semble bien se passer, mais, l'alcool aidant, quelques autres substances, prohibées, celle-là, circulant également, les discussions s'échauffent un peu. Quant une dispute éclate entre les enfants présents à cette fête. Rien de bien grave, a priori, mais Hugo, 4 ans, pique une crise impressionnante et menace même un des autres jeunes présents avec une crosse.

C'est alors que Harry, un des adultes présents, père du jeune "menacé" par Hugo, gifle fortement le môme, jetant un terrible froid. Cette gifle va provoquer une onde de choc qui ne va épargner aucune des personnes présentes. Les répercussions de ce geste, déplacé pour les uns, justifié pour les autres, vont pousser certains de ces Australiens apparemment sans histoire, à remettre beaucoup de choses en question dans leur vie.

A la façon d'un Altman, dans "Short Cuts", Tsiolkas suit l'évolution d'une dizaine de personnages, leur consacrant chacun un chapitre. Il y a Hector, le chef de famille, égoïste, un brin je-m'en-foutiste, un lâche, en fait ; Anouk, quadra, de confession juive, scénariste pour une série télé ; Harry, l'auteur de la gifle, cousin d'Hector, d'origine grecque, comme lui, fondateur d'une prospère entreprise de mécanique automobile, nerveux, parfois violent ; Connie, 19 ans, orpheline, vivant chez sa tante, baby-sitter du petit Hugo, se posant beaucoup de questions de son âge et regardant les adultes sans les comprendre ; Rosie, la mère de Hugo, une mère New Age, qui allaite encore son garçon de 4 ans et le surprotège, mariée à un peintre sans talent ni succès, tirant le diable par la queue, contrairement à ses copines, bien plus aisées, remontée jusqu'à le haïr contre l'homme qui a giflé son enfant, le poursuivant en justice, sûre de son bon droit ; Manolis, le père d'Hector, un vieux grec débonnaire, chef de famille mais sous la coupe d'une épouse au caractère bien trempé, sans doute moins rempli de préjugés que d'autres autour de lui, conscient que sa vie approche de sa fin ; Aisha, épouse d'Hector, d'origine indienne, vétérinaire possédant son propre cabinet, mère de deux enfants, femme apparemment comblée, qui va d'emblée prendre le parti des parents de Hugo contre sa belle-famille et qui prend conscience, la quarantaine venue, qu'elle n'a peut-être pas eu la vie dont elle rêvait ; enfin, Richie, ado mal dans sa peau, qui a découvert très jeune son homosexualité mais la cache à tous sauf à Connie, sa meilleure amie, devenu ami, presque un grand frère, pour Hugo, et qui va prendre conscience qu'il a un avenir, à condition de le prendre en main...

Toutes ces destinées, ainsi que certains personnages secondaires, comme Bilal, aborigène converti à l'Islam, par exemple, représentent parfaitement la société australienne de ce début de XXIème siècle, une espèce de "melting-pot" qui menace d'imploser.

La faute au racisme, omniprésent, chaque composante de cette société semblant avoir bien du mal à supporter les autres, venues d'autres continents, d'autres cultures, d'autres religions. La faute à un délitement des valeurs morales (le sexe est partout, dans ce livre, plutôt cru, il faut le préciser ; comme si le sexe était presque l'activité principale des uns et des autres...) et des valeurs familiales traditionnelles. La faute à des visions totalement différente de l'éducation et à une remise en cause des modèles de référence (Hugo est couvé par sa mère qui lui passe tout, alors que son père, constamment ivre, est quasiment inexistant). La faute à l'alcool et aux drogues, abondamment consommés tout au long du roman, comme un dérivatif à l'ennui, au désespoir.

Mais, derrière le trash du style et de l'histoire proposés par Tsiolkas, derrière le tableau très sombre que fait cet auteur de son île continent, il y a un terrible constat : tous ces personnages, tous sans exception, sont seuls, épouvantablement seuls. Même lorsqu'ils sont entourés par une famille, des amis, ce qui ressort de leurs histoires, c'est cette solitude qui les ronge et les inhibe complètement.

Mais comment briser ces carcans ? Les solutions choisies semblent bien dérisoire pour la majeure partie de ces personnages. Tous, sauf Richie, sont peut-être même en passe d'échouer et de plonger irrémédiablement dans le doute, la dépression, le désespoir.

Tsiolkas revendique un changement radical, complet, du système de valeurs australiens en faisant un constat sans appel : c'est d'un individualisme forcené, parfois revendiqué par certains, que naît cette solitude, cet isolement, comme si tous se disaient qu'il valait mieux être seul que mal accompagné...

Richie semble le seul a avoir su, après avoir touché le fond, donné l'impulsion nécessaire pour remonter et se relancer dans l'existence. Il est l'éclair d'optimisme d'un roman noir, critique, violent, sans concession, cru dans les scènes de sexe comme dans les rapports humains.

Un roman à rapprocher de Don De Lillo ou Jonathan Franzen, dit la 4ème de couverture, on peut y ajouter Tom Wolfe et Brett Easton Ellis, par exemple, d'où il ressort que l'Australie va sérieusement avoir besoin de refonder son contrat social, de réapprendre (ou même d'apprendre, disons-le) la tolérance, chose complexe, alors que la question aborigène n'a jamais vraiment été réglée.

Un livre qui démolit l'image d'Epinal d'un Eldorado pour ceux qui, venus des 4 coins du monde, entendent y refaire paisiblement leur vie. Un constat d'échec du système d'assimilation anglo-saxon qui doit aussi nous faire réfléchir, nous Français, qui tolérons de moins en moins les différences, qui avons vite fait de chercher des boucs émissaires à nos difficultés quotidiennes.

Et pour conclure, si l'on peut tout à fait juger la gifle reçue par Hugo justifiée (je suis de ceux-là, ce môme est insupportable !!), on peut aussi penser en refermant le roman de Tsiolkas qu'il y a pas mal d'autres baffes qui se perdent, alors qu'elles pourraient remettre à certains les idées en place...



* John Howard fut le premier ministre australien de 1996 à 2007.

8 commentaires:

  1. waowwwww Drille, je trouve ton billet fantastique ! Ce livre que je n'aurais même pas regardé me donne envie désormais !
    Tu as vraiment les mots pour annoncer et expliquer sans dévoiler, ça met en bouche !
    Je vais continuer mon petit tour sur ton blog ;)
    Amitiés
    Orenda (du forum Livraddict)

    RépondreSupprimer
  2. Merci, Orenda ! Je suis tout rouge de confusion... Je ne recherche qu'une chose avec ce blog : donner envie de lire et de partager mes lectures, alors ton commentaire me va droit au coeur. Maintenant, ça ne garantit en rien que ceux à qui je peux donner envie de lire tel ou tel roman seront aussi convaincus que moi !

    RépondreSupprimer
  3. Je suis toujours "soufflée" par ta façon de présenter un livre !
    Merci de m'avoir donné envie de lire ce livre !
    A très vite
    Lovecats

    RépondreSupprimer
  4. Excellent billet... qui fait un peu froid dans le dos ! parce que je suis de celle qui pense que cette "dérive" individualiste, ce racisme latent est partout et pas seulement en Australie ;)

    RépondreSupprimer
  5. Entièrement d'accord avec toi. Je suis en plus inquiet de voir certains commentaires sur ce livre : trop trash, trop cru, trop vulgaire... Mais, d'une part, c'est la vie, et d'autre part, j'ai l'impression (en général, pas seulement sur ce livre) qu'il y a une crainte (ou pire, une indifférence) à se confronter à ce qui se passe autour de nous...

    Et qui ne dit mot, consent...

    RépondreSupprimer
  6. J'ai moi aussi beaucoup aimé mais je comprend que l'on puisse ne pas supporter le ton de ce roman. Mon avis est ici : http://litterature-a-blog.blogspot.com/2011/03/la-gifle.html

    RépondreSupprimer
  7. Ton article est juste fantastique ! Je viens de finir le livre et je suis mitigée même si, je commence à l'aimer de plus en plus au fil de cette digestion. Les questions que soulèvent ce livre sont vraiment intéressantes.

    RépondreSupprimer