mercredi 26 octobre 2011

"C'est un être magnifique, capable d'actes monstrueux".

Voilà comment un de ses jeunes disciples décrivit un jour à Emmanuel Carrère le héros de son dernier ouvrage, Edouard Veniaminovitch Savenko, alias... Limonov. "Limonov" (en grand format chez POL) tient à la fois de la biographie, du roman épique à la russe et de l'auto-fiction (que je pourrais mettre au pluriel, car si Carrère y parle de lui, il puise beaucoup dans les livres de Limonov qui sont eux aussi des auto-fictions). Une lecture qui me réconcilie avec l'auteur, car "un roman russe" m'avait laissé de marbre. Là, je me suis laisser emporter dans cette histoire qui dépasse, comme toute biographie, le simple récit d'une vie.


Couverture Limonov


Né en 1943, Edouard grandit dans une famille modeste, mère au foyer, père tchékiste. Lorsque son père est muté à Kharkov, en Ukraine, Edouard comprend alors que sa famille est tout en bas de l'échelle soviétique et qu'ils n'auront jamais l'ambition de s'élever plus haut. Le garçon décide, "lors même qu'il n'est pas le chêne ou le tilleul", de "ne pas monter bien haut, peut-être, mais tout seul !" (pour paraphraser Cyrano de Bergerace).

Il déboulonne les idoles à tour de bras, dénigrant ceux qui sont en vue alors que lui-même survit comme loubard puis comme poète-tailleur. Lorsque ses talents de poète lui valent de rallier Moscou, il fréquente l'underground local sur lequel il porte le même regard plein de morgue, sûr qu'il sera bientôt quelqu'un. En vain.

Dans les années 70, il fait partie de cette diaspora russe expulsée d'U.R.S.S. sans espoir de retour, s'installe aux U.S.A., dont la bourgeoisie riche et puissante ne lui inspire que mépris. Il n'est plus poète, il est journaliste, il n'est plus tailleur, il devient clochard, sauvé de la déchéance par une femme qui croit riche mais qui n'est que la bonne d'un homme d'affaires.

Qu'à cela ne tienne, il sera l'homme à tout faire parfait de ce milliardaire, puis lui crachera dessus dans son livre suivant, une fois qu'il aura quitté l'eldorado US pour rejoindre la vie parisienne. Ce véritable punk y devient une figure du tout Paris qui écrit et qui pétille, mais s'accommode toujours aussi mal de ce rôle de figurant, lui qui rêve de celui d'idole.

Après la chute de l'Union Soviétique, le voilà engagé en politique, fondant un mouvement aussi hétéroclite qu'extrémiste, baptisé le "parti national-bolchévik", tout un programme... Partie prenante des troubles qui ont émaillé la présidence Eltsine, c'est en devenant un guerrier qu'il aura l'impression de s'accomplir. Mais, cette guerre, il ne la fera pas n'import où ni avec n'importe qui : ce sera en Yougoslavie, aux côtés des nationalistes Serbes les plus radicaux...

Persévérant sous Poutine dans ses idées pas toujours très louables, mais restant dans un confondant amateurisme, il connaîtra finalement la prison. Seule la découverte de la sagesse, sur le tard, adoucira ce moujik, mais elle n'apaisera pas ce besoin de reconnaissance, ce besoin d'être au centre des regards et des conversations, de succéder aux idoles qu'il s'est employé à déboulonner. Avec, comme unique peur, celle d'être ignoré, de laisser indifférent, d'où cet art consommé de la provocation, dans ses actes, comme dans ses écrits.

Limonov, c'est un personnage fou, truculent, hors norme, sorti droit des classiques de la littérature russe. Un personnage qu'il s'est fabriqué tout au long de sa vie pour surtout ne plus être le fils de Véniamine et Raïa, ne plus être le môme sans avenir que sont restés tous ses amis d'enfance. Un homme qui mélange mépris et envie pour en faire son carburant.

Un homme qui abhorre autant les élites que la Russie d'en bas, un homme capable d'endosser n'importe quel combat du moment qu'il se retrouve du côté des minorités, du côté des faibles contre les forts, des proscrits contre ceux qui décident (même lorsque ces idées se rapprochent plus de ce camp-là que de celui auquel il dit appartenir...).

Limonov, un fasciste ? Possible, oui, mais, à cette question, Carrère nous explique que c'est plus compliqué que ça. Comme toute l'histoire de la Russie, et plus particulièrement, depuis 1917. Plus compliqué, pour nos yeux de Français, peu habitués à cette âme slave, si exotique.

Mais, Limonov est aussi un personnage fascinant par sa capacité à épouser les 60 années qui viennent de s'écouler et, plus particulièrement, l'histoire de son pays natal pendant cette période. Né sous Staline, devenu adulte sous le régime amorphe de Brejnev, ayant quitté l'U.R.S.S. puis y étant revenu en même temps que Soljenitsyne (aussi opposés l'un à l'autre qu'ils se méprisent et se haïssent), violemment opposé aux décisions de Gorbatchev avant de devenir l'un des plus farouches opposants de Eltsine et de devenir finalement un de ces terroristes que Poutine voudrait chasser "jusque dans les chiottes".

60 années que Carrère met remarquablement en parallèle. En digne fils de son académicienne de mère, il nous dresse le portrait d'une mosaïque composée de bric et de broc qui finit par se disloquer, et ceux qui y vivent avec, tellement déboussolés par les changements, qu'ils finiraient presque par en regretter le confort (tout relatif) et la stabilité que le régime soviétique leur offrait.

60 années qui, avec le recul, de la guerre froide à la Russie actuelle en passant par l'immobilisme d'un communisme moribond et la révolution culturelle (et économique) de la glasnost, nous montre non pas une super-puissance dangereuse, aux aguets, prête à fondre sur un Occident désemparé, mort de trouille, mais un royaume déliquescent qui ne fait plus peur à personne.

Une Russie inoffensive que dénonce Limonov, qu'il rejette, exècre. Voilà pourquoi ces engagements si peu politiquement corrects à nos yeux d'Européens mais qui résonnent en Russie, nostalgique de sa grandeur passée, effacée, honteuse de son délabrement et en demande d'un pouvoir politique fort pour la tirer vers le haut (à ce titre, le parallèle que fait Carrère entre Limonov et Poutine est très intéressant).

Enfin, je n'oublie pas la part d'auto-fiction de ce livre. Car, au long de ces 490 pages, Carrère parle aussi beaucoup de lui. Comme si Limonov, à la fois si proche et si différent de lui, son aîné de 15 ans, était cet aventurier, ce héros n'ayant froid ni aux yeux, ni aux oreilles, capable du meilleur comme du pire mais toujours intègre, jusque dans ses erreurs, extraverti, sorte de Porthos russe, prêt à toutes les expériences parce que sans imagination mais capable de sublimer son vécu, séducteur tout en sachant se montrer insupportable, agissant pour une gloire qu'il n'atteindra jamais mais agissant toujours, parce que, après tous, "c'est bien plus beau lorsque c'est inutile" (Cyrano, encore...).

Carrère est presque l'antithèse de tout cela, issu d'une haute bourgeoisie cultivée, modéré en tout ou presque, plutôt introverti, se mettant difficilement en avant, possédant une écriture policée, ne dérangeant pas grand monde...

En côtoyant pendant plusieurs années cet énergumène de Limonov, c'est comme si Carrère cherchait à s'encanailler, voulant se rapprocher, malgré les différences culturelles et idéologiques, malgré le rejet que le Français peut ressentir vis-à-vis des engagements du Russe, de ce qu'il n'a jamais été, ne sera jamais. Un être sur le fil du rasoir, qui méprise le danger et ne peut plus reculer, car ce serait pire qu'échouer.

Que Carrère soit rassuré : il a réussi ce livre. En nous faisant découvrir ce destin extraordinaire et en nous faisant partager sa passion familiale pour cet empire aux pieds d'argile, cette Mère Russie qui n'en a pas fini d'alimenter rêves et cauchemars, ni d'enfanter des génies et des enfants terribles.




Merci à Priceminister, qui m'a envoyé ce livre, dans le cadre de son opération "le Match de la rentrée littéraire".


4 commentaires:

  1. Chaque fois que j'entends parler d'Emmanuel Carrère, je ne peux m'empêcher de penser à sa mère, Hélène Carrère d'Encausse.

    Et je me demande si, qu'"En côtoyant pendant plusieurs années cet énergumène de Limonov(...) voulant se rapprocher (..)de ce qu'il n'a jamais été, ne sera jamais.", il ne cherchait pas également un moyen de se libérer de l'emprise maternelle ?

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  2. Plus que sa mère, en tant qu'individu, j'ai eu l'impression que c'était de son milieu social et de ses pesanteurs qu'il cherchait à s'émanciper. Tu trouveras peut-être la nuance subtile, mais je pense qu'elle est importante.

    Hélène Carrère d'Encausse apparaît à plusieurs reprises dans "Limonov" et, soyons clair, sans elle, pas de livre puisque c'est elle qui a transmis à Emmanuel la passion pour la Russie qui nourrit sa vie et plusieurs de ses livres.

    Ce qui ne veut pas dire qu'être "fils de" ne lui soit pas difficile à porter, mais je ne crois pas que "Limonov" soit un exutoire (surtout à plus de 50 ans !).

    En revanche, je serais assez curieux de savoir ce que Mme la Secrétaire Perpétuelle a pensé de cet opus et en particulier du vocabulaire très cru utilisé par son fiston...

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  3. je crois qu'elle a deja perdu tout espoir de rédemption depuis un roman russe !!

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