jeudi 26 juillet 2012

Crash en terre inconnue.


Pardon à Frédéric Lopez d’avoir détourné le titre de son excellente émission. Mais, ce titre s’est imposé de lui-même tout au long de la lecture du récit (eh oui, ce ne sera pas un roman, cette fois !) que je vais vous présenter. Un récit qui va nous emmener loin dans le temps, en 1945, et loin dans l’espace, sur une grande île mystérieuse et bien mal connue : la Nouvelle-Guinée. Le récit d’une aventure humaine incroyable, dont ressortiront des héros comme les Américains savent si bien en consacrer, des découvertes ethnographiques passionnantes, des questions techniques et philosophiques pleines d’intérêt et, au final, une histoire digne d’un scénario hollywoodien. Partons donc à la rencontre des « Disparus de Shangri-La », une enquête minutieuse du journaliste Mitchell Zuckoff (en grand format chez Flammarion).


Couverture Les Disparus de Shangri-La


Le mois de mai 1945 marque la fin de la guerre en Europe, mais pas dans le Pacifique où Américains et Japonais s’affrontent encore férocement, en particulier sur l’île d’Okinawa. Parmi les bases militaires américaines dans la région, une a été installé sur une île aussi grande que méconnue (puisque même les cartes d’Etat-major de l’époque sont fausses ou incomplètes) : la Nouvelle-Guinée. C’est à Hollandia (la Nouvelle-Guinée était une colonie néerlandaise avant la guerre et avant que le Japon la prenne, puis la perde en partie), dans le nord de l’île.

Les troupes qui y sont basées ne sont pas directement engagées dans les combats, mais la surveillance d’une île très difficile d’accès, où des soldats japonais côtoient des indigènes à la réputation de réducteurs de têtes et de cannibales, a de quoi occuper ces soldats. L’un d’entre eux, le colonel Ray T. Elsmore, a profité d’un vol de routine pour découvrir, en 1944, une vallée qui n’apparaissait sur aucune carte jusque-là.

De son cockpit, Elsmore découvre alors des paysages magiques mais surtout, il se rend compte que cette vallée perdue au milieu de nulle part, complètement inaccessible, semble-t-il, est densément peuplé par un peuple indigène visiblement assez nombreux, ayant développé une agriculture remarquable, ayant construit d’étonnants villages… Bref, la découverte, faite complètement par hasard, est exceptionnelle.

Au point que cette « vallée perdue » va devenir en quelques mois un endroit des plus courus… Terme inadéquat, puisque les Américains n’y posent pas le pied mais le survolent de plus en plus régulièrement. Une découverte qui ne laissera pas indifférente la presse américaine, qui enverra des reporters faire le voyage aérien au-dessus de cette mystérieuse vallée… Dans un élan lyrique, l’un de ces reporters lui donnera le nom de Shangri-La, en référence au royaume imaginaire et paradisiaque que décrit James Hilton dans son roman « Horizons perdus ».

Le 13 mai 1945, jour de la fête des mères, mais aussi, jour de prière décrété par le président Truman, avec l’assentiment du Congrès, pour célébrer la victoire alliée en Europe et la capitulation nazie intervenue quelques jours plus tôt.

A Hollandia, la journée s’annonce particulière : le colonel Prossen, pilote émérite et chef de la maintenance sur la base, a décidé d’offrir en récompense à ses subordonnés un survol de Shangri-La, destination mythique qui fait rêver les femmes et les hommes installés sur cette terre à la nature hostile où il faut endurer un confort spartiate et des conditions de travail pas faciles. Une surprise de la part du chef qui met en joie bien des soldats, qui n’ont pas encore eu le loisir, le temps ou le droit d’aller survoler ce lieu dont tout le monde parle.

24 personnes embarquent dans un avion, le Gremlin Special, qui sera piloté par le colonel Prossen en personne. 24 membres de l’US Army, dont 9 officiers, 6 engagés et 9 WACs, comprenez des femmes engagées dans le Women’s Army Corps… L’excitation est grande quand l’avion décolle et tous les passagers essayent de se placer au mieux pour pouvoir profiter de la meilleure vue à travers les hublots.

Parmi ces passagers, la caporale Margaret Hastings, jolie jeune femme, qui s’attend à réaliser un rêve en apercevant les indigènes vivant dans la vallée… Le mythe du bon sauvage a toujours des fans… Margaret, première à monter dans l’avion, s’installe au premier rang, mais se rend compte qu’à cette place, le hublot donne directement sur l’aile. Elle choisit donc une place au fond de l’avion.

Montent aussi Laura Besley, la meilleure amie de Margaret, le commandant Nicholson, qui sera le copilote, les jumeaux McCollom, John et Robert, tous les deux lieutenants et qui ne se sont pratiquement jamais quitté de leur vie, mais qui seront séparés le temps du vol, puisqu’il ne reste plus deux places voisines à leur entrée… John ira au fond de l’appareil, à côté de la caporale Hastings, Robert restera dans un des premiers rangs.

Citons aussi le sergent Kenneth Decker, soldat plutôt introverti et discret, qui a pris quelque temps plus tôt, un sévère râteau de la part de Margaret, et qui fête, en ce 13 mai son 34ème anniversaire ou encore le capitaine Herbert Good, membre de l’état-major du général MacArthur qui, n’ayant rien de particulier à faire ce jour-là, s’est décidé lui aussi à aller voir de plus près la fameuse « vallée perdue ».

Mais, vous l’aurez sans doute compris, ce vol d’agrément, ce cadeau fait à une partie de ses hommes (et femmes) par le colonel Prossen, va connaître un tragique dénouement… Si Shangri-La est restée si longtemps inconnue, c’est d’abord à cause de sa géographie et de sa topographie. On est à l’intérieur des terres, au milieu de hautes montagnes, au milieu d’une jungle, véritable forêt vierge quasiment impossible à traverser, à une altitude élevée, etc. Ajouter à ce terrain délicat, même en avion, une météorologie changeante et incertaine… Peut-être des erreurs de pilotage (qui ne seront jamais retenues par les rapports officiels mais qui affleurent à travers les témoignages des survivants), également…

Avant même d’avoir vu Shangri-La, le Gremlin Special heurte un pan de montagne et d’écrase en pleine forêt… La violence du crash est terrible, seule la queue de l’appareil qui s’est brisée dans le choc, est épargnée par les flammes et les explosions… Seuls 6 des passagers réussissent à sortir de la carcasse détruite : 2 par eux-mêmes, 2 sans doute expulsés dans le choc, 2 sorties de l’épave par leurs camarades… Mais, hélas, seuls 3 de ces soldats vont en fait survivre : Margaret Hastings, qui souffrent de brûlures aux jambes et aux pieds, Ken Decker, qui semble souffrir beaucoup alors qu’il ne montre aucune blessure apparente, et John McCollom, miraculeusement indemne, mais définitivement privé de son jumeau…

Commence alors une période de survie absolument sidérante qui va durer… 47 jours ! Malgré les consignes qui conseillent généralement aux survivants de ne pas s’éloigner de l’épave, les survivants voient bien que s’ils restent là, sous le dôme végétal de la forêt, ils seront définitivement invisible… Ils savent que la zone est régulièrement survolée par les avions américains et que, une fois leur disparition constatée, ces vols devraient encore se multiplier… Alors, malgré les douleurs, les difficultés à marcher, le terrain très difficiles, les 3 survivants parviennent jusqu’à une carrière pas trop éloignée du lieu du crash. De là, ils parviennent à se faire repérer par un des avions envoyés à leur recherche.

Il y a alors 3 jours que le crash a eu lieu et les survivants n’ont pu se nourrir essentiellement que de bonbons trouvés dans la carcasse et de quelques rations d’eau… C’est dire que, en plus du choc et des blessures physiques, l’état général de Margaret et de ses deux compagnons d’infortune n’est guère florissant. Toutefois, l’espoir renaît de voir débarquer, non pas la cavalerie, mais une équipe de récupération qui les ramènera bien vite à la base…

Un espoir de courte durée. D’abord parce qu’ils savent bien qu’il est impossible de se poser dans cette zone de l’île et que, si récupération il y a, elle ne passera pas par-là… Par la terre, soit on remonte vers le nord, avec, au menu, 200km à pied à travers l’épaisse jungle, habitée par des tribus de réducteurs de têtes, soit on se dirige vers le sud, où restent encore installés quelques bataillons japonais…

Et puis, un évènement va tout changer. Presque au moment où l’avion repère les survivants, ceux-ci reçoivent une visite inattendue : des indigènes arrivent dans la clairière, qu’ils ont eux-mêmes défrichée… Des indigènes qui se retrouvent pour la première fois face à des hommes blancs, des êtres venus d’ailleurs qu’ils prennent aussitôt pour des esprits. Redoutant d’abord d’être attaqués par ces êtres à la peau d’ébène, quasiment nus, les Américains vont bientôt apprendre à vivre aux côtés de ces autochtones, dont la civilisation, sans doute millénaire, était encore complètement inconnue…

Reste la question du sauvetage… Les rescapés localisés, reste à trouver comment accéder dans cette zone pour les tirer de là, et au plus vite, tant on craint pour leur santé… Alors, on va s’abord leur envoyer une dizaine de parachutistes, tous d’origine philippine, membre d’un régiment constitué par ces jeunes gens, qui se sont engagés dans l’armée américaine avec bien des difficultés, pour aller défendre leur archipel natal contre l’invasion japonaise. Parmi eux, deux infirmiers qui seront les premiers à sauter, dans des conditions terriblement dangereuses, et, à leur tête, un jeune officier qui ronge son frein à Hollandia en attendant une affectation sur le front qui ne vient pas : le capitaine C. Earl Walter Jr.

La mission est au combien délicate, les paras n’atterrissant qu’à plusieurs dizaines de kilomètres du lieu du crash et donc de l’endroit où se trouvent les rescapés. Ils vont quasiment devoir traverser toute la vallée, de village en village, dans une zone où la guerre entre tribus est permanente… Sacrée expédition avant que la quinzaine d’Américains perdus dans cette vallée perdue se retrouvent enfin.

Mais ce n’est pas tout. Car il va bien falloir trouver comment les tirer de là ! A Hollandia, le colonel Elsmore en tête, on fait travailler les méninges pour élaborer une opération de sauvetage qui s’annonce plus que complexe… En effet, rapidement, les plans de sauvetage par dirigeable, par hydravion, par torpilleur léger, par hélicoptère ou par retour à pied seront écartés… Finalement, on se rabattra sur un appareil qui a connu un rôle aussi important que méconnu tout au long de ce conflit, aussi bien côté allemand que côté allié, mais que les américains n’avaient pas utilisé dans la Pacifique : le planeur.

Il faudra bien de l’entraînement, du travail, de l’huile de coude des échecs qui auraient pu être retentissants pour mettre en place une opération de sauvetage inédite, risquée, sans aucune certitude de réussite, et qui restera probablement comme l’opération de ce genre la plus insolite de tout le conflit mondial… Une véritable prouesse technique et militaire qui permettra enfin de sortir une femme et une quinzaine d’hommes d’un lieu qu’ils ne pensaient sûrement pas voir d’aussi près un jour et auquel ils resteront attachés toute leur vie…

Zuckoff, qui a enquêté longuement, lu tout ce qui est disponible sur le crash de Shangri-La, les témoignages des survivants, les journaux rédigés pendant ces jours auprès des indigènes, par Margaret et par Walter, des archives militaires et privées, des coupures de presse de l’époque et de la riche littérature sur le sujet, nous livre un récit passionnant, poignant, agrémenté de nombreuses photos très touchantes (et, pour une fois, disséminées au cœur du récit, et non rassemblées, comme souvent, dans un cahier central dont on ne sait jamais quoi faire…).

Un récit particulier, car il ne s’agit pas d’une longue errance dans une jungle hostile, mais bel et bien la relation, presque au quotidien, de la rencontre d’Américains pur sucre avec une civilisation oubliée. Entre anecdotes souvent très drôles, difficultés à communiquer et même, plus globalement, à se comprendre, entre moments de souffrance et de doutes, moments d’excitation et de joie, on découvre des personnages rendus attachants par la situation hors norme dans laquelle ils se trouvent. Des survivants et des sauveteurs qui font aussi preuve d’un courage exceptionnel et d’une grande endurance, dans des conditions délicates…

Mais, bien sûr, le plus fascinant, c’est la description de ce monde nouveau qui semble sortir tout droit de notre âge de pierre, une société sans monnaie, sans religion, sans alcool, sans véritable art, mais où la guerre rythme la vie, de génération en génération. Oui, il y a des pratiques cannibales, mais dans des conditions précises, mais les Occidentaux ne se sont sentis en danger que très rarement. Quant au fonctionnement de la société qu’ils ont découverte bien malgré eux, les rescapés comme leurs sauveteurs sont restés bien dubitatifs… Ils ont eu bien du mal à comprendre la hiérarchie, le rôle exact des femmes, certaines coutumes traditionnelles auxquelles on a essayé, apparemment de les initier, etc.

Mais, ils auront aussi ouvert la voie à de nombreuses expéditions ethnographiques qui vont être organisées dès la fin de la guerre et jusqu’à aujourd’hui encore, pour étudier ces peuplades complètement inconnues. Une arrivée massive d’Occidentaux qui laisse songeur : n’aurait-on pas dû laisser ces indigènes à leur civilisation, qui a semblé, malgré sa fascination pour la guerre et sa pauvreté apparente, très bien vivre sans doute depuis des millénaires ? Ou est-ce du devoir de « l’homme blanc » d’inculquer au « bon sauvage » les rudiments de notre société moderne… Vaste débat…

Les témoignages de certains indigènes, enfants à l’époque du crash ou descendants des témoins indigènes de l’accident, viennent enrichir le récit de Zuckoff, c’est certain. Mais, je n’ai pu m’empêcher de penser que tout le cirque qui a suivi le crash n’était peut-être pas indispensable…

Désormais, on accède bien plus aisément à ces lieux où périrent 21 membres de l’US Army un beau jour de mai 1945 et où 3 survivants firent des rencontres et des découvertes qui changèrent à jamais leur existence.

Pardon de ne pas plus vous parler de ces Dani, puisque tel est le nom de ce peuple, mais je n’aurais guère la place ici de vous parler correctement d’eux. Mitchell Zuckoff, en s’appuyant sur des documentaires, des enquêtes ethnologiques et son propre voyage à Shangri-La, effectué en 2010, le fait bien mieux que moi et de façon plus exhaustive. Mais, ayez confiance, au-delà de l’aventure des rescapés, il y a la matière à une découverte digne de celles que nous offre Frédéric Lopez dans son émission « Voyage en terre inconnue ». Certes, dans un contexte bien différent, mais cette visite dans un « autre monde » devrait, j’en suis sûr, vous intéresser autant que moi.

Je le redis, même si je ne peux pas vraiment entrer dans le détail ici, je trouve important d’insister sur le fait que le récit de Zuckoff fourmille d’anecdotes passionnantes, souvent drôles, parfois touchantes, mais très intéressantes pour évaluer l’état d’esprit des Américains présents sur place. On est loin de « Lost » ou de « Koh-Lanta », on parle véritablement ici de survie, en particulier les premiers jours, jusqu’à ce que les premiers parachutages de vivres et de matériels aient lieu. Et le mot survie, ici, n’est certainement pas galvaudé, croyez-moi.

Restera ensuite à ces soldats mis à l’épreuve de façon très originale, puisqu’ils se sont retrouvés totalement coupés d’un monde à feu et à sang qui était leur vie depuis près de 4 années, à gérer la popularité extraordinaire qui découlera de cette aventure pas banale… Le récit de la vie de Hastings, Decker et McCollom après leur « retour à la civilisation » est bouleversant, lui aussi, car leur dignité et leur modestie furent remarquables.

Aucun n’oublia qu’avant tout, cette histoire avait coûté la vie à des hommes, des femmes, des amis, un frère jumeau, et ils surent ne pas tomber dans les excès : aucun ne publia de livre pour raconter son aventure, ils furent content de voir échouer un projet hollywoodien et, jusqu’à leur dernier souffle, se souvinrent des amis, car on peut leur donner ce nom, qu’ils ont rencontré en plein cœur de la Nouvelle-Guinée, grâce ou à cause d’un hasard et d’un destin capricieux, et qu’ils ont laissé derrière eux les larmes aux yeux, malgré les différence et les barrières culturelles.

« Les disparus de Shangri-La », c’est une vraie leçon de vie, une plongée anthropologique dans un monde diamétralement opposé au nôtre, un récit haletant, parfois très tendu mais où percent toujours une histoire amusante, un geste fraternel, une curiosité assouvie sainement et pacifiquement, des relations humaines d’une grande force et, finalement, un sourire.

Le sourire craquant de la caporale Margaret Hastings, rayonnante sur plusieurs clichés aux côtés des indigènes qui ont accueillis ces êtres venus d’ailleurs sans broncher. Un sourire qui me permettra de me souvenir longtemps de cette « WAC » et de ses deux compagnons d’infortune, Ken Decker et John McCollom. J’ai un immense respect pour eux et pour ce qu’ils ont traversé, parce que ça n’a pas dû être évident tous les jours de vivre avec à l’esprit en permanence cette lourde ambiguïté : un drame atroce qui a débouché sur une expérience humaine des plus rares et des plus enrichissantes…


1 commentaire:

  1. J'ai lu ce livre il y a qq temps déjà et j'ai adoré. J'ai appris des tonnes de choses. Un vrai coup de coeur !

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