samedi 25 août 2012

"Celui qu'on empêche de réaliser son rêve est pareil à celui dont on mange le bien" (proverbe targui).

L'identité. D'où venons nous, où allons-nous, dans quel état errons-nous (argh, zut, ça marche pas, le calembour, comme ça !) ? Plus sérieusement, cette question de l'identité, sans même ce besoin si français d'y accoler l'épithète "nationale", est un sujet très souvent traité dans la littérature. En  voici un nouvel exemple, avec "l'Affinité des traces", de Gérald Tenebaum (Editions Héloïse d'Ormesson), un roman sensuel et envoûtant, au rythme lent mais pas languissant, à l'histoire troublante et pleine d'une tolérance dont nous devrions tous nous inspirer... Protégez-vous bien, on monte en selle et direction le fin fond du Sahara, cadre principal de ce roman d'une grande profondeur.


Couverture L'Affinité des traces


Edith Behr n'a pas eu une enfance facile. Ses parents ont été déportés et ne sont jamais revenus (en tout cas, c'est ce que l'on comprend, même si ça n'est jamais dit explicitement...). Alors, elle a grandi chez les "oncles et les tantes", sans qu'on sache bien si le lien biologique existe ou si c'est d'abord la solidarité de la communauté juive qui est entrée en action.

Toujours est-il qu'Edith, en cet après-guerre, a du mal à trouver sa place. Elle se sent seule, sans racine, alors qu'elle est très entourée, elle repense souvent à sa mère disparue qui ne lui répond jamais, elle rêve d'études qu'on ne lui laissera pas faire, elle lit Sagan alors qu'on lui dit que ce n'est pas une lecture pour les jeunes filles. Bref, sans mauvais jeu de mots, bonjour, tristesse...

De Paris, la gamine de Ménilmontant se retrouve à Nancy, chez d'autres Pap' et Mam", comme elle dit. Là, on lui laisse bien faire, mais dans des conditions un peu particulières, des études de dactylo, qui l'éloignent un peu du monde de la confection auquel elle semblait tout naturellement destinée.

En grandissant, adolescente puis jeune femme, Edith imagine de moins en moins son avenir au sein d'une communauté dans laquelle elle ne se reconnaît pas et qui l'étouffe, malgré l'affection dont elle fait l'objet. Mais, lorsqu'elle est convoqué chez le Rabbin de Nancy et qu'elle découvre qu'on a pour elle des projets de mariage avec un garçon qu'elle n'a jamais vu, alors, là, c'en est trop...

Elle décide de quitter la Lorraine pour rentrer à la capitale. Là-bas, elle a un ami, François, qui travaille à l'hôpital du Val-de-Grâce. En ce début des années 60, Edith aspire à une libération qui commence à gagner la société française dans son ensemble, malgré les tensions nées du conflit qui s'éternise en Algérie et touche aussi la métropole.

Parmi les idées susceptibles de l'aider à s'émanciper une bonne fois pour toutes, il y a la possibilité de partir Outre-Mer. Et, avec ses qualités de dactylo, Edith pourrait bien avoir le profil idéal pour devenir un membre du personnel civil de l'armée. Là voilà qui réussit un concours et, quelques jours après, qui décolle pour l'Algérie...

Oh, pas la capitale ou une des grandes villes de la région (qui n'est pas encore un pays), non, Edith doit remplacer en urgence une secrétaire qui a dû précipitamment quitter ses fonctions. Mais ce poste se trouve à la base d'In-Amguel, auprès du 621ème groupement d'armes spéciales. In-Amguel, c'est en plein coeur du désert, à 1500km au moins d'Alger. C'est là qu'après avoir quitté Reggane, l'armée française s'est installée pour procéder à ses essais nucléaires...

Edith ne le sait pas encore, elle découvre un monde si différent du sien ! D'abord, les rythmes militaires, ensuite un lieu aussi majestueux et mystérieux qu'il peut-être hostile et dangereux : le désert... Ajoutez à cela qu'il n'y a que 3 femmes (en comptant Edith) sur la base, et vous comprendrez mieux la radicalité du changement !

Ah oui, parlons-en de ces deux autres femmes : la première est la femme du commandement de la base, une ombre, qui ne se mêle pas aux autres ; et puis il y a Sévan, l'infirmière de la base qui va vite devenir l'amie, la confidente d'Edith, et réciproquement... Autour d'elles, des soldats, des officiers, des soldats de métier et des appelés. Mais, là encore, les relations sont distantes.

Bref, l'horizon d'Edith va vite se limiter à ses fonctions de secrétaire, auprès d'un officier, Jonviers, un peu plus ouvert que la moyenne, d'autres, un peu plus obtus, vieille France... Mais, c'est à l'infirmerie que la jeune femme va faire la rencontre qui va changer sa vie...

Quelques jours après son arrivée sur la base, est admis à l'infirmerie de la base Nabil, un Targui (le singulier de Touaregs, je viens de l'apprendre grâce à ce livre...). L'homme est malade, très malade. Il a dû, avec sa parenté (jamais on ne lira le mot famille, car ce concept est trop restrictif), se résoudre à demander des soins auprès des colons...

A son chevet, Mariama, son épouse. Le courant va tout de suite passer entre Edith, Sévan et Mariama. Tout au long du séjour de Nabil, qui se meurt, à l'infirmerie, les trois femmes vont se rapprocher. Les deux métropolitaines vont même faire connaissance des deux fils de Nabil et Mariama, en compagnie desquels elles vont découvrir ce désert immense qui les entoure, commencer à l'apprivoiser, si tant est que cela soit possible...

Bien sûr, ce ne sera pas sans danger, Edith paiera cher pour le savoir, mais s'instaure une vie réglée comme du papier à musique : la semaine au boulot, les weekends dans le désert, là où les deux Touaregs cherchent des puits pour approvisionner la base en eau, liquide vital en ces lieux. Une existence qui va se prolonger jusqu'à ce que commence l'opération Béryl, le 1er mai 1962...

Après cet évènement, tout change... Mariama doit s'en retourner auprès de sa parenté, les Français, eux, agissent comme les fourmis d'une fourmilière qu'on aurait dérangée. On parle de mutations, de changements, de retrait, même, puisque les accords d'Evian sont signés à cette même période...

Le calme du désert contraste avec l'agitation de la base. Un désordre dont Edith va profiter. En quelques mois, elle a senti naître une grande affinité entre elle et ce peuple du désert. Et si la famille dont elle rêvait, c'était les Touaregs ?

Désertant (curieux mot, vu le contexte), elle entame alors une vie de nomade au cours de laquelle elle finira par intégrer la parenté de Mariama, comme si elle y était née.

J'en dis beaucoup, profitant du fait qu'on n'est pas dans un roman à suspense, et en même temps, j'en dis peu. Car "l'Affinité des traces", c'est aussi l'écriture de Tenenbaum, qui ressemble beaucoup à la parole des Touaregs : très claire, sans jamais être complètement explicite. Un des personnages dit à Edith, en substance, que la parole des Touaregs est comme eux, voilée... C'est l'impression que j'aie eue avec l'écriture d'un auteur dont j'ai déjà lu deux romans avant celui-là.

J'en dis peu, car l'assimilation d'Edith au peuple targui vaut d'être lu. Rappelez-vous que la jeune femme est d'origine juive. Or, jamais aucun des membres de la parenté de Mariama ne lui demandera d'où elle vient, qui elle est, si c'est compatible, etc. On l'accueillera à bras ouverts, l'hospitalité est une valeur fondamentale des Touaregs, on lui laissera le choix de rester ou de repartir auprès des siens, mais la notion de race ou de religion n'interférera jamais...

Et, si j'insiste sur ce point, c'est parce que j'ai eu l'impression en lisant ce roman, d'un parallèle entre le peuple du désert et la diaspora juive... C'est une vision personnelle que j'exprime là, j'espère qu'elle ne choquera personne, ou qu'elle ira au-delà de la vision de l'auteur lui-même... Cette impression repose en particulier sur une scène, placée tout de suite après l'accident de l'opération Béryl...

Une vision effrayante qu'a Edith, presque fugace mais saisissante : celle de touaregs poursuivis par des soldats français pour être conduits de force sous des douches... Ces douches, ce sont des douches de décontamination, afin d'empêcher la radioactivité libérée accidentellement de faire des ravages. Mais, cela nécessite de déshabiller ces hommes fiers qui ne quittent jamais leurs voiles indigos, les mettre à nu sous cette douche pourtant salvatrice.

Mais comment ne pas y voir la symbolique des camps dans lesquels disparurent les parents biologiques d'Edith ? Encore une fois, c'est mon ressenti. Mais, j'ai cru déceler d'autres parallèles, moins violents, entre les deux communautés, en particulier dans les croyances religieuses, qui paraissent avoir des racines communes et proches. Au final, c'est comme si Edith bouclait une boucle, revenant dans un giron maternel dont elle avait bien malgré elle été expulsée...

J'ai aussi parlé de sensualité en ouverture, parce que la vie du désert repose toute entière sur les 5 sens, et Tenenbaum parvient à nous convier autour du feu, près des théières fumantes, sur le sable, à deux pas des dromadaires en train de blatérer... On y est, on fait nous aussi partie de la parenté, le temps de cette lecture, et on s'y sent bien...

Un dernier mot : paix. Voilà ce que j'ai ressenti dans cette partie consacrée à la vie du désert. Bien sûr, il faut des nuances, rien n'est parfait en ce bas monde, même dans cet univers à l'écart de tout. La vie des Touaregs n'est pas exempte d'ambitions, de conflits, de trahisons... Et Edith sera aussi témoin de tout cela. Avec, d'ailleurs, un petit truc narratif très malin pour mettre cela en perspective, je n'en dis pas plus, on le découvre dès les premières pages du roman.

Placé sous l'égide de Sagan, déjà citée, et de Saint-Exupéry, le Petit Prince aussi côtoie le désert, "L'Affinité des traces" évoque bien sûr ce que nous laissons derrière nous quand nous quittons ce monde... Et, pour une femme, quel que soit le rôle (très important chez les Touaregs) qu'on lui donne dans sa société d'origine, cela passe aussi par cette fameuse parenté, évoquée à plusieurs reprises.

"L'affinité des traces" est aussi affaire de transmission, la transmission des valeurs, des traditions, des us et des coutumes, la transmission d'un monde et de la vision qu'on en a. Une vision qui change selon l'angle qu'on adopte. La tristesse qui habitait Edith s'est évaporée à la chaleur du désert, comme une renaissance, pleine de sérénité et de grandeur.

Des valeurs touaregs qui nous semblent exotiques, lointaines, mais dont nous devrions nous inspirer, tout sédentaires et "civilisés" que nous soyons sous nos latitudes. Pour atteindre la plénitude d'Edith, malgré les coups durs, très durs, dont elle se relèvera, j'en suis persuadé.


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