mercredi 26 septembre 2012

"Le tambour attend avec la patience des objets inanimés et pourtant il guérit avec la vie elle-même."

Troisième expérience livresque avec Louise Erdrich, grande romancière américaine, au style certes austère, mais à la grande humanité. Une nouvelle fois, elle nous emmène au coeur de la communauté amérindienne, loin des stéréotypes et des images d'Epinal souvent véhiculées, mais dans la réalité de leur vie aujourd'hui, sans occulter les difficultés et les aspects les plus délicats. Grand merci à LivrAddict et au Livre de Poche qui ont permis cette lecture de "Ce qui a dévoré nos coeurs", pas une lecture simple (surtout à raconter) mais à propos de laquelle il y a beaucoup à dire.


Couverture Ce qui a dévoré nos coeurs


Faye Travers vit dans le New Hampshire où elle tient avec sa maman, Elsie, un magasin d'antiquités. On fait aussi appel à elles pour des expertises, lors de successions, par exemple. Sans qu'on ait beaucoup de détails, on comprend que la vie de Faye n'a pas toujours été rose et que, si ce n'est pas le Pérou aujourd'hui, c'est toujours un retour dans des eaux plus calmes.

Faye entretient une relation difficile et clandestine avec un des nombreux artistes qui ont choisi ce coin tranquille des Etats-Unis pour venir s'installer. Kurt, son amant, est un sculpteur d'origine allemande qui se rêvait auteur d'oeuvres monumentales et légendaires, mais qui vivote, tardant même à honorer ses commandes. Pour l'aider, il a engagé Davan Eyke, un jeune désoeuvré local. La relation entre Davan et Kendra, la fille de Kurt, va tourner au drame...

Un drame qui, outre les deux jeunes gens, va faire une victime collatérale : John Jewett Tatro, vieil excentrique qui vit dans une des plus vieilles maison de la région, une de ces baraques typiques de la Nouvelle-Angleterre, remplie d'un bazar incroyable. Car, chez les Tatro, on ne jette rien, rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme... ou se stocke.

C'est Faye qui est justement chargée par la famille d'inventorier les possessions du défunt, ce qui s'annonce compliqué, tant il y a de choses rangées en vrac dans chaque pièce de la maison. Or, le grand-père de Tatro était un agent du Bureau des Affaires Indiennes, dans une réserve où naquit la propre grand-mère de Faye. De cette expérience, la famille Tatro a récupéré (spolié ?) bon nombre d'objets fabriqués par les tribus ojibwés.

Un héritage dont la fille de Tatro semble se désintéresser complètement. Elle donne carte blanche à Faye pour recenser le bric-à-brac, ce à quoi celle-ci s'attelle avec un enthousiasme mesuré... Jusqu'à ce que, lors de son exploration, elle tombe sur un objet qui va réveiller beaucoup de choses en elle, à commencer par ses racines culturelles et familiales, mais pas seulement...

C'est objet, c'est un tambour, incroyablement décoré, une pièce magnifique qui pourrait rapporter une fortune du fait de sa rareté. Mais, prise d'une impulsion soudaine, Faye emporte (vole ?) le tambour avec elle et le ramène chez elle, souhaitant le conserver malgré les avertissements et les reproches d'Elsie, qui craint un retour de bâton à cet acte.

Mais, c'est comme si le tambour avait envoûté Faye. Comme si elle l'entendait jouer, alors que personne n'y touche, et comme si cette mélopée venait la prendre aux tripes, au coeur et lui procurer un bien-être inédit, apaisant ses douleurs d'enfance, passant un baume musical sur des cicatrices jamais refermées, essentiellement les circonstances de la mort de sa petite soeur.

Faye et Elsie décident donc de ne pas rendre le tambour à ses propriétaires, mais à la famille ojibwé dont l'un des membres a fabriqué cet objet magnifique et mystérieux, espérant mieux comprendre l'attraction irrésistible qu'il provoque. Le retour du tambour dans son giron originel va, là encore, faire tomber des digues, celles de souvenirs enfouis. Et voici comment Faye et Elsie (et le lecteur, par conséquent) vont apprendre la véritable histoire de ce tambour...

Une histoire terrible, tragique, que je vous laisserai découvrir, bien sûr, mais qui va révéler des secrets familiaux qui expliquent pourquoi cette famille a un jour laissé partir ce tambour si important... Parce que les secrets qu'ils recelait alors étaient impossible à porter pour une famille déjà éprouvée.

Mais, avec ce retour au bercail, le tambour prodigue va donner toute sa mesure, agir là encore sur ces insupportables douleurs qui gangrenaient l'âme des descendants du créateur de l'instrument. Cette histoire si dure à verbaliser, enfin sortie de la bouche de Bernard Shaawano, petit-fils de celui qui a construit avec patience, amour et désespoir ce tambour, va trouver son apaisement dans la mélopée étrange de cet instrument dont personne ne joue...

Ainsi revenu entre les mains qui l'ont façonné, l'instrument va maintenant pouvoir faire entendre ses battements pour de bon et ce son si particulier saura apaiser les douleurs, les différends familiaux, les difficultés lourdes et redonner l'espoir... Même Faye, à son retour dans le New Hapshire, se sentira apaisera, soldera enfin les comptes, aura quelques éclaircissements sur le jour funeste où disparut sa soeur et se découvrira l'envie de redémarrer une nouvelle vie.

Rien de surprenant, d'ailleurs, à ce que ce soit Faye qui ait retrouvé et réveillé le tambour : elle habite sur Revival Road...

Oui, ce tambour a quelque chose de magique. Oh, ne pensez pas que "Ce qui a dévoré nos coeurs" soit un roman fantastique, ce n'est sûrement pas le cas. Pourtant, l'imprégnation des traditions et des croyances amérindiennes, d'abord refoulée par Faye mais réveillée par ce tambour, est réelle. La seconde partie du livre, le récit des évènements tragiques qui ont abouti à la fabrication du tambour, nous plonge dans une histoire typique des récits amérindiens et c'est la partie la plus passionnante et la plus terribles du livre.

Le roman est construit en 4 parties, dont la première et la dernière reprennent les mêmes personnages, Faye, Elsie, Kurt, dans le New Hampshire. La seconde, c'est donc le genèse du tambour et la troisième, son réveil en tant qu'instrument de musique et outil d'une médecine du coeur et de l'âme que seule la foi et la confiance peuvent expliquer... Bien sûr, il y a un peu de surnaturel dans le fonctionnement du tambour, on peut le voir ainsi. Mais on peut aussi dire qu'il renvoie aux racines, à la matrice, aux liens indestructibles de l'amour familial, un amour qui parfois se distend, jusqu'à se rompre, même, mais qui jamais ne disparaît complètement, parce qu'il s'inscrit de manière indélébile dans chacune des cellules de notre être.

Ce que le tambour réveille, ce sont ces liens qui nous unissent tous à nos proches, des liens éprouvés par la vie et ses vicissitudes, des sentiments qui se ternissent ou qu'on laisse se ternir avec le temps, faute de savoir les exprimer, faute de savoir, par la parole, exorciser les malheurs qui nous arrivent. Le tambour libère la parole, libère l'âme de ces poids moraux qui l'entravent depuis longtemps, parfois.

Ancrée au sein d'une communauté amérindienne déboussolée, qui a peu à peu perdu ses repères culturels, ses racines, diluées dans la société américaine à laquelle il a fallu s'intégrer pour éviter une exclusion plus radicale, cette histoire vient nous rappeler ce qui devrait être l'essentiel : d'où nous venons et grâce à qui nous sommes là. Nos ancêtres, nos racines, dont notre existence s'est nourrie, même indirectement.

Faye, Bernard, les deux narrateurs nommés du roman, ainsi que Ira, mère de famille débordée qui sera la première, avec ses trois enfants, à bénéficier de la musique ressuscitée du tambour, se sont, pour des raisons diverses, éloignés de ces racines, en grande partie pour oublier des évènements graves ou pour gérer des secrets trop lourds à porter. le tambour va réveiller leur conscience de Native Americans, comme si, à travers ses personnages et les battements du tambour, Louise Erdrich cherchait à réveiller toutes les consciences amérindiennes encore vivaces aux Etats-Unis, afin qu'elles se souviennent de la force et de la brillance de leur culture originelle, de leurs peuples ancestraux dont les gènes survivent en eux.

Mais, je crois qu'on peut aisément étendre la démonstration de Erdich à toute la population, à tous ses lecteurs, en premier lieu, évidemment. Car ce que montre me livre, au final, c'est que tous, nous devons nous libérer de ces entraves, ne pas laisser la douleur s'enkyster au plus profond de nous jusqu'à handicaper nos sentiments, mais percer les abcès avant l'infection quand il est encore temps.

Pas pour guérir le mal, oh non, hélas, ces choses-là demeureront toujours gravées en nous, mais à les atténuer et à les partager, parce que l'union fait la force, bien sûr, et qu'une douleur portée à plusieurs est un peu plus légère...

Et, en cela, on se débarrasse de ce sentiment horrible qui nous ronge de l'intérieur lorsqu'on se pense responsable, à plus ou moins grande échelle, de ces malheurs terribles. Car, la voilà, la vraie thématique que Louise Erdrich met en avant dans ce roman : ce qui a dévoré nos coeurs, c'est la culpabilité, voilà l'ennemie, voilà de quoi le tambour vient libérer les personnages de ce roman, tous lentement érodés par la culpabilité...

A chacun d'entre nous de trouver ce qui sera notre tambour et nous permettra, à nous aussi, de relativiser nos maux.


1 commentaire:

  1. Oui, tu formules cela très bien. Evacuons les fardeaux transmis par les générations précédentes, libérons nous des secrets...

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