dimanche 2 décembre 2012

"Quand une mécanique est lancée, (...) rien ne peut l'arrêter. Très vite les acteurs (...), pris par le mouvement, sont dépassés." (Jean-François Deniau).

Avant d'entamer ce billet, je voulais quand même préciser l'origine de son titre et vous donner la citation entière dont il est extrait :

"Quand une mécanique est lancée, même à partir d'un mensonge, rien ne peut l'arrêter. Très vite les acteurs, hommes et femmes, pris par le mouvement, sont dépassés. La vérité n'a plus d'importance : c'est seulement la vraisemblance au départ qui comptait".

Cette phrase est extraite du roman de Jean-François Deniau, "un héros très discret", adapté au cinéma par Jacques Audiard, avec Mathieu Kassovitz et Albert Dupontel, entre autres. En lisant le livre dont nous allons parler, au fil des événements traversés par son personnage central, Guillaume, je pensais à ce roman, qui m'est apparu comme son parfait négatif (au sens photographique du terme).

Fin de cette parenthèse, place à notre livre du jour, signé Nicolas d'Estienne d'Orves, un romancier que j'aime bien et que je suis depuis près d'une dizaine d'années maintenant, je crois bien, depuis "Fin de race", un de ses premiers romans. Le voici qui abandonne provisoirement le thriller fantastique pour se lancer dans un pur roman historique (même si, de ci, de là, on retrouve la patte du trublion NEO), "les fidélités successives", publié en grand format chez Albin Michel.





Guillaume Berkeley et son frère aîné Victor ont connue une enfance assez particulière... Ils sont nés sur une île anglo-normande, Malderney (tiens, ça ne vous rappelle rien ?), propriété de leur famille, qui exerce un droit quasi féodal sur les autres habitants des lieux. Lorsque débute l'histoire, à l'été 1936, ils  sont adolescents, n'ont jamais quitté le rocher familial et n'ont aucune idée de ce qui se passe dans le monde qui les entoure. Guillaume Berkeley et son frère aîné Victor ont connue une enfance assez particulière... Ils sont nés sur une île anglo-normande, Malderney (tiens, ça ne vous rappelle rien ?), propriété de leur famille, qui exerce un droit quasi féodal sur les autres habitants des lieux. Lorsque débute l'histoire, à l'été 1936, ils  sont adolescents, n'ont jamais quitté le rocher familial et n'ont aucune idée de ce qui se passe dans le monde qui les entoure.

Guillaume Berkeley et son frère aîné Victor ont connue une enfance assez particulière... Ils sont nés sur une île anglo-normande, Malderney (tiens, ça ne vous rappelle rien ?), propriété de leur famille, qui exerce un droit quasi féodal sur les autres habitants des lieux. Lorsque débute l'histoire, à l'été 1936, ils  sont adolescents, n'ont jamais quitté le rocher familial et n'ont aucune idée de ce qui se passe dans le monde qui les entoure.

Les seuls éléments extérieurs leur sont apportés par Simon Bloch, qui travaille à Paris dans le milieu artistique, produit des films, fréquentent les spectacles, les expositions, les écrivains en vue... Une mine d'informations pour Guillaume, doué pour le dessin, attiré par les disciplines artistiques, quand son aîné, lui, semble mieux disposé pour les activités physiques. Pour tout dire, Victor est l'extraverti de la famille, Guillaume, le timide.

Mais, la mère des deux garçons, "souveraine" de Malderney, les tient sous une emprise tyrannique. Pas la peine pour eux d'espérer aller en France, encore moins en Angleterre, pays que la famille semble mépriser, avant l'âge adulte. Les seules sorties se font dans les autres îles anglo-normandes. Les visites estivales de Simon Bloch, vues d'un très mauvais oeil par la maîtresse des lieux, Virginia, sont la seule bouffée d'oxygène des deux garçons, plus particulièrement de Guillaume, qui rêve de découvrir Paris pour y devenir lui-même artiste (il a un joli coup de crayon) et rencontrer ces vedettes qu'il ne connaît que de nom mais qui le font rêver.

Une utopie, tant Virginia cadenasse tout soigneusement... Pourtant, le beau petit monde qu'elle a patiemment installé va connaître une sérieuse avarie. Virginia vit avec son intendant, Philip, depuis la mort de son époux. Celui-ci a une fille, Pauline, qui vit aux Etats-Unis et qu'il n'a presque jamais vue. Jusqu'à ce que celle-ci annonce sa venue à Malderney. Pas pour des vacances, mais bel et bien pour s'y installer.

Les deux frères sont sceptiques, une telle arrivée dans leur cocon douillet, pas de quoi se réjouir, pensent-ils. La vérité dépassera leurs attentes : les deux frères vont connaître le même coup de foudre pour cette jeune fille délurée, au charme étrange. Et là, c'est le drame, comme le veut l'expression consacrée... Les deux frères, jusque-là inséparables, unis presque comme des siamois, vont se déchirer pour les beaux yeux de Pauline... Jusqu'à une violente dispute...

Dispute qui va tout changer. Guillaume prend ses cliques et ses claques, rejoint Simon Bloch à son hôtel et lui demande de l'emmener avec lui à Paris. Une décision qui va changer bien des choses à Malderney, car commence alors le parcours tragique de Guillaume, qui me mènera, on le sait dès les premières pages, dans un tribunal qui le condamnera à mort à la Libération.

Mais comment ce gentil garçon, d'une naïveté touchante, inconscient du monde qui l'entoure et des enjeux qui le font vaciller en cette fin des années 30, artiste dans l'âme, timide à l'extrême, a-t-il pu devenir une figure en vue de la collaboration, au point de subir les foudres de l'épuration ?

C'est le coeur de ces "fidélités successives", le récit de cette aventure au coeur du Tout Paris qui chante et qui pétille, un microcosme culturel qui va faire preuve d'un étonnant pragmatisme (oh, le bel euphémisme !) pour continuer malgré l'occupation nazie à faire chaque jour de Paris une fête...

Guillaume va arriver à Paris le jour de l'invasion de la Pologne par les armées d'Hitler. Mais, il ne prête pas une grande attention aux inquiétudes de Simon Bloch, chez qui il s'installe. Celui-ci, né dans une famille juive convertie au christianisme et homosexuel, a bien des raisons de s'en faire. Mais son pessimisme trouve encore peu d'écho parmi ses célèbres amis.

Guillaume va entrer de plain-pied dans le monde de Bloch, celui de la Culture, avec une majuscule (il vient de produire "la Règle du jeu", de Renoir, qui sera bientôt considéré comme un des plus grands films de l'histoire du cinéma), lors d'un dîner rassemblant, tenez-vous bien, Picasso, Cocteau, Jean Marais, Aragon et Elsa Triolet, Drieu la Rochelle, rien que ça !

Un dîner qui va dégénérer quand la politique va arriver sur la table. Les tensions sont là, mais personne ne semble encore imaginer que, dans peu de temps, Paris tombera sous le joug nazi et que ces vedettes devront s'en accommoder, chacune en fonction de ses idées. Guillaume, lui, vierge de toute idéologie, de toute conviction, même, est une sorte de page blanche sur laquelle les évènements vont imprimer leur marque. Presque malgré lui, mais sans rébellion non plus, tout aveuglé qu'est le jeune homme par ce monde plein d'intelligence, de luxe, de sexe et de compromission...

Avant que tout ne se gâte, Guillaume, sous l'aile protectrice de Simon Bloch, va devenir une sorte de coqueluche de ce Tout-Paris, fréquentant les avants-premières, les vernissages, les soirées huppées, les grands restaurants, les claques de luxe... Mais bientôt, Bloch décide de fuir une France sous la menace de plus en plus forte des nazis. Guillaume, de son côté, refuse de suivre son Pygmalion, tout enivré de ce monde qu'il découvre et dans lequel il se sent bien.

Vivant sur ce que lui a laissé Bloch, hébergeant l'interlope Marco Dupin, lui aussi juif et homosexuel, mais bien plus cynique que Bloch et surtout bien plus auto-destructeur, Guillaume continue son bonhomme de chemin. Le voilà, pour gagner sa vie, parce que la vie de bâton de chaise et de séducteur mondain, ça coûte cher, travaillant pour l'occupant. Plus précisément pour Otto Abetz, ambassadeur d'Allemagne en France. Un travail guère passionnant, mais qui permet à Guillaume de conserver son train de vie et de fréquenter assidûment les musées parisiens, pas encore vidés de leurs chefs d'oeuvre...

Puis, c'est Lucien Rebatet, figure de la collaboration, violemment antisémite, qui va s'intéresser à Guillaume. Il lui propose un poste de journaliste culturel dans le magazine "Je suis partout", interdit avant la guerre et qui renaît de ses cendres sous l'Occupation... Il n'y parlera jamais politique, mais quelle étiquette se colle-t-il là sur le dos !

Avec les temps de plus en plus dur, Guillaume tâtera aussi du marché noir, puis par amour, il agira en résistant, exactement comme il est devenu collabo : en se laissant porter par le cours des évènements, sans réelle conviction personnelle... Une activité qui, pour la première fois, le mettra concrètement en danger, lui vaudra de remettre en cause tout ce qu'il a établi depuis les débuts de l'Occupation. Mais qui, le moment venu, s'avérera insuffisante pour le sortir de sa geôle et lui éviter la condamnation suprême...

Enfin, Guillaume appartiendra au dernier carré des fidèles d'un régime en plein effondrement, se retrouvant à Siegmaringen, avec Pétain, Laval, Céline, ses camarades de "Je suis partout", dans ce cul-de-sac duquel aucun ne sortira, l'avancée alliée mettant un terme radical aux rêves de certains de voir le régime pétaino-collaborationniste se relever de ses ruines... Il finira par se rendre, assumant ses actes au point de vouloir en rendre compte devant une justice sur les charbons ardents, quelles qu'en soient les conséquences.

Voilà esquissé le trajet plus qu'étrange de ce garçon innocent, au sens de candide, que les vents violents de l'Histoire vont porter vers de mauvais rivages... Certes, j'ai souhaité résumer de manière assez détaillé ces quelques années de la folle jeunesse de Guillaume Berkeley, mais j'en dévoile tout de même un minimum sur ce roman de 700 pages.

J'ai même volontairement occulté la partie familiale des évènements, si je puis dire, fondamentale dans le roman, car, même s'il a laissé le petit monde de Malderney derrière lui, il ne l'a pas oublié, et n'a pas été oublié non plus par ses proches... Je n'en dis pas plus, à vous de le découvrir. Si ce n'est un détail, c'est dans cette relation pas très saine qui va s'instaurer et dans ses conséquences directes comme indirectes que j'ai retrouvé le NEO volontiers provocateur... J'y ai retrouvé la patte de l'auteur de "Fin de race" et de "Rue de l'Autre-Monde".

Mais comment ne pas évoquer le contexte incroyablement riche de ce livre, un contexte détaillé et documenté, car il n'y a pas que de l'imagination, dans ce roman qui met en scène nombre de personnages réels. Bien sûr, ce n'est pas le Paris de Monsieur Tout le Monde, soumis aux restrictions, aux brimades, aux menaces, à la peur, au froid. Non, c'est un Paris privilégié, underground, dirait-on aujourd'hui, où la nourriture, même la plus luxueuse, ne manque jamais, l'alcool coule à flots, tout comme l'argent, les fantasmes se réalisent sans vergogne.

Un Paris où brillent les beaux esprits... Enfin, brillent-ils vraiment ? Pas certain... Entre ceux qui se plie à la présence de l'occupant sans trop s'en formaliser et ceux qui laissent parler leurs bas instincts, remplis de haine, d'antisémitisme, de jalousie, d'intolérance... Même Guillaume est parfois frappé par la bêtise qui peut émaner de ces personnalités si intelligentes dès que l'idéologie s'emmêle... Même lui se surprend à trouver certaines scènes dont il est témoin d'une insupportable indécence.

Mais je digresse déjà. J'ai beaucoup aimé cette description fleuve de ce Paris de ceux qui, pour citer un Maurice Chevalier, pas exempt de reproche non plus, dans la vie, ne s'en font pas, ces élites qui se compromettent sans honte avec l'ennemi, qu'ils partagent ou pas leurs idées... Etonnant de voir, au coeur du régime nazi, une telle oasis de décadence morale, à laquelle participe d'ailleurs les dignitaires et militaires allemands...

Ce monde culturel vit dans une hypocrisie ahurissante, sauf lorsque les plumes empoisonnées des Brasillach, Rebatet, Cousteau se déchaînent, ou lorsque les voix de Radio Paris (qui ment et est allemand, comme le rappelait Pierre Dac depuis Londres) vocifèrent. Chacun, dans ce petit monde, connaît tout de ses camarades, ses origines, ses petits travers, ses orientations sexuelles (l'homosexualité est très présente tout au long du livre, alors qu'elle n'est guère tolérée au même moment dans le reste de la société), mais on se serre les coudes, on fait le dos rond en attendant des jours meilleurs, parfois, jours meilleurs que certains affirment être à venir sous la férule hitlérienne...

A travers ce destin français (oui, Guillaume a choisi cette nationalité en toute connaissance de cause, obtenant ses papiers de naturalisation de l'Occupant), c'est donc la chronique de ces années sombres que nous propose Nicolas d'Estienne d'Orves. On est loin d'un certain "Paris de Céline" qui fait beaucoup jaser et en énerve beaucoup ces temps-ci. On ne nous épargne rien de la cruauté, de la splendeur et de la chute de tout cela. Des endroits les plus à la mode aux bas-fonds en passant par les cellules des Français devenus les supplétifs de la Gestapo. Une folle parenthèse qui fait froid dans le dos au final...

Mais ne vous y trompez pas, cette partie centrale, la plus importante des "Fidélités successives", racontée par Guillaume Berkeley lui-même sous forme d'un long journal de bord, n'est pas l'unique intérêt de cette lecture. Il y a dans ce roman une vraie intrigue, plus intime, car liée à la famille de Guilllaume. Une intrigue qui, elle, se prolongera après la guerre pour une fin des plus inattendues.

Comment ne pas finir ce billet sans évoquer Guillaume Berkeley, espèce de paradoxe ambulant (il faudrait même utiliser le pluriel, je pense). Garçon sain, intelligent, éclairé, il finit emberlificoté dans les rets d'un régime qu'il ne cautionne pas de façon évidente. Un profiteur, c'est certain, mais un collabo, je ne pense pas... Marco Dupin le rassure en lui disant que ce n'est pas lui qui est ignoble, mais l'époque qu'ils vivent. Quant à Rebatet, il salue le courage de Guillaume, celui d'essayer de sauver des juifs, et, dans le même temps, l'intégrité de Guillaume, sa fidélité à lui-même quand tant d'autres jouent un rôle dans ce sinistre carnaval.

Oui, Guillaume est un fidèle par nature. Jamais il ne trahit, au long de ces années. C'est même parfois lui qu'on trahit, et durement. Pourtant, l'engrenage dont il devient un rouage va broyer du monde autour de lui, ses amis, ses connaissances, ses collègues... Il va finir, et ce n'est pas le moindre des paradoxes de ce jeune homme, juste 25 ans à la fin du conflit, avec une image indélébile de traître. A sa patrie, à son peuple, à sa famille aussi.

Est-ce injuste ? Difficile de ne pas ressentir une certaine empathie pour Guillaume, tout en découvrant, effaré, sa vie de patachon quand on meurt dans le même temps aux quatre coins du monde. Difficile de ne pas âtre écoeuré devant ses fréquentations, certains de ses actes et son manque de révolte, parfois. Page vierge il était en arrivant à Paris, page vierge il reste au bout, comme si tout glissait sur lui, à part sa propre culpabilité. Mais même cette culpabilité-là ne prend pas source au bon endroit...

Aurais-je demandé la mort pour Guillaume Berkeley, si j'avais été juré à son procès ? En tant que citoyen de cette époque troublée, sans doute, parce que la vengeance et la lâcheté avaient pris le dessus sur la justice. En tant que lecteur, bien confortablement installé sur son canapé en 2012, non, je ne pense pas. Une peine, assez lourde, parce qu'il a trempé dans l'infamie, oui. Mais pas plus, car jamais il n'a commis d'acte grave de son propre chef.

En fait, c'est sa naïveté, sa gentillesse qui perdent Guillaume. Moi-même, je suis étonné de cette dernière phrase... Et pourtant, il n'y a pas une once de méchanceté ou de duplicité dans ce garçon, je ne le crois pas. Mais ces qualités vont le conduire à être complice du pire, ce qui est difficilement pardonnable...

NEO aurait pu intituler son roman "les trahisons successives" ou "les naïvetés successives". Il a choisi le mot fidélité pour mettre le doigt là où ça fait le plus mal.


1 commentaire:

  1. J'ai également adoré ce livre, je viens juste de le finir. Il a aussi une résonance particulière avec les événements de ces derniers jours. A conseiller

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