mardi 22 janvier 2013

"L'entre-deux-mondes" de Frédérique.

Une quête d'identité qui flirte avec l'auto-fiction, mais qui fait voyager dans l'espace (Nice, Gênes, le sud de l'Italie...) comme dans le temps (les années 30, la guerre d'Indochine...), ça vous tente ? En empruntant des sentiers a priori battus par les écrivains depuis longtemps, Catherine Locandro m'a offert avec son nouveau roman "l'Enfant de Calabre", publié en grand format chez Héloïse d'Ormesson, un excellent moment de lecture, plein d'émotions et loin des archétypes de l'auto-fiction germanopratine capable d'endormir une classe entière d'enfants hyperactifs à force de vacuité... "L'Enfant de Calabre", pour sa part, est riche en histoires, en rencontres, en découvertes, en bouleversements pour la principale protagoniste autant que pour le lecteur.


Couverture L'enfant de Calabre


En ce mois de février 2011, Frédérique fête ses 39 ans. Pas l'anniversaire le plus joyeux de sa vie, elle qui n'aime déjà pas vraiment ça habituellement... Il faut dire que la maman de Frédérique est décédé 5 mois plus tôt, 2 ans et demi après son père. Un choc, même si la défunte ne s'était jamais remise de son deuil. Frédérique aussi peine à digérer ces pertes terribles.

Un chagrin qui s'accompagne d'un profond trouble. Car, en mettant de l'ordre dans les affaires maternelles, Frédérique a découvert une photo qui a éveillé en elle plein d'interrogations... Sur cette photo, qui doit dater de quelques décennies, on voit son père accompagné d'une femme qui n'est pas sa mère. Qui est-elle, cette femme inconnue ? Et pourquoi son père lui semble-t-il si différent sur cette photo, détendu, heureux, lui qu'elle a connu taiseux, renfermé ? Même si son père était aimant, elle ne se souvient pas l'avoir jamais vu sous cet angle...

Au dos de la photo, un tampon, en partie effacé par le temps, apparaît. Le tampon d'une agence de détectives privés de Nice, ville où Frédérique est née et a grandi, ville qu'elle a quittée pour aller faire ses études à Paris 20 ans plus tôt, avant d'aller s'installer à Bruxelles, où elle vit désormais, écrivant des romans, les siens, mais aussi ceux d'autres écrivains à qui elle sert d'écrivain fantôme, comme on dit désormais.

Voilà pourquoi, sans prévenir son frère aîné, qui a 13 ans de plus qu'elle, Frédérique est revenue à Nice en ce jour anniversaire : pour frapper à la porte de l'agence de détectives qui a pris la photo et découvrir qui est la jeune femme de la photo. Par chance, l'agence existe toujours, tenue par le fils de l'homme qui prit la photo il y a 30 ans.

Mais bien loin d'apaiser sa tristesse et de lui apporter des réponses concrètes, cette démarche va plonger Frédérique dans un abîme de perplexité. Elle n'imaginait pas en venant au bord de la Méditerranée que sa curiosité allait ouvrir une boîte de pandore, révéler les secrets du passé et bouleverser l'existence de Frédérique, ainsi que le peu de certitudes qu'elle pouvait avoir jusque-là.

Mais a-t-elle vraiment l'envie, le courage, la force, de recontacter cette femme ? Fut-elle une passade ou le grand amour de la vie de son père ? Apparemment, la mère de Frédérique avait compris, sinon, pourquoi aurait-elle demandé à des détectives privées d'enquêter sur son époux ? D'autant que d'autres rencontres, Alice, une vieille connaissance de ses années niçoises ou encore Johanna, fille du patron de l'agence de détective, vont contribuer un peu plus à semer le trouble...

Les fantômes de Frédérique sont comme ceux qui visitent Ebenezer Scrooge la veille de Noël, dans le conte de Noël de Dickens : l'inconnue de la photo est le fantôme du passé, Alice, celui du présent, Johanna, celui du futur. Reste à savoir ce que ces trois personnes, une fois rencontrées, apporteront à Frédérique... Des questions supplémentaires ou enfin l'apaisement ?

De Nice à Gênes, en passant par la petite station balnéaire ligure de Savona, Frédérique va chercher les réponses qui lui manquent, comme si l'adultère avéré de son père pouvait lui apporter des réponses sur le bonheur. D'une certaine manière, ce sera le cas, mais seulement après avoir subi un choc énorme, au sens propre comme au sens figuré... Seulement après avoir compris que la photo n'était que la partie visible d'une vérité aux allures d'iceberg...

Et, après ce voyage entre deux mondes, l'expression est de Frédérique elle-même, entre les vies antérieures de son père et ses propres angoisses présentes et à venir, c'est au réveil, là encore au sens propre comme au figuré, que la jeune femme, comme son père des décennies plus tôt, découvrira qu'au-delà de réponses concrètes et évidentes, il y a des choix à faire et des opportunités à saisir. Qu'on façonne soi-même son destin.

Avant de revenir à Frédérique, il est important de préciser deux choses concernant le roman lui-même. En parallèle du récit contemporain mettant en scène la jeune femme, nous découvrons le destin très dur, très violent, de son père, Vitto, l'enfant de Calabre devenu légionnaire et envoyé aux côtés de l'armée française rétablir l'ordre dans une Indochine qui réclame l'indépendance.

Avec son ami Matteo, véritable alter ego, ils vont connaître les pires moments de cette campagne, dans un pays aussi hostile que sa population. Un drame qui va atteindre son point culminant dans un lieu de sinistre mémoire, la terrible cuvette de Diên Biên Phu, dont aucun des soldats présents ne ressortira indemne, physiquement, comme moralement.

Ces scènes de guerre sont remarquablement écrites. On y est, on s'y croit, les sens sont mis à l'épreuve dans cette jungle qui semble vouloir avaler ces soldats en galère. Je suis toujours surpris par la puissance et le réalisme avec lesquels la guerre est mise en scène lorsque c'est une femme qui tient la plume. J'avais ressenti ce même genre d'impressions en lisant "Dans la guerre", d'Alice Ferney, par exemple.

Peu à peu, à force de revenir près de 60 ans en arrière dans ce théâtre de guerre effroyable, on devine que c'est là que se sont forgés le destin et le caractère de Vitto, bien loin de sa Calabre natale, que s'est dessiné le père qu'a connu Frédérique jusqu'à la mort de celui-ci deux ans et demi plus tôt. Mais, paradoxe de la vie,  c'est aussi là que Vitto a fait la connaissance, à distance, à cette époque, de la femme de la photo et que sa seconde vie, inconnue de Frédérique, a vu le jour.

Et puis, interviennent aussi régulièrement les pensées de Frédérique, qu'elle adresse à différentes personnes, membres de sa famille, sa grand-mère, en Calabre, qui connut elle aussi un destin tragique, même s'il reste plutôt vague dans les faits, et à ce père qu'elle n'a, se rend-elle compte, que très mal connu, malgré leur affection sincère et réciproque.

Une conversation intérieure qui se présente en italique, comme pour la mettre en relief. Car, dans ces chapitres, le plus souvent assez courts, se trouvent les états d'âme de la jeune femme qui, on le sent, ne va pas bien, se cherche, peine à s'épanouir. Et s'y trouvent surtout exposées les zones d'ombre d'une famille qui s'enracine dans le sud de l'Italie et qui en a gardé le côté taciturne. Si Frédérique n'ignore pas son histoire familiale, force est de reconnaître que ce qu'elle sait du passé de sa branche paternelle n'est que parcellaire.

J'ai failli écrire le mot dialogue, au début du paragraphe précédent, mais qui dit dialogue, dit réponse. Or, la grand-mère et le père de Frédérique ne lui répondent pas au cours de ces passages. J'ai ressenti la détresse de Frédérique, obligée d'en appeler aux mânes familiales devant la difficulté qu'elle a à affronter son existence, indépendamment du deuil de ses parents.

Et nous voilà donc sur le coeur de ce livre (l'autre étant le secret de famille dont je ne peux évidemment parler), le personnage de Frédérique. 39 ans, écrivain, née à Nice mais vivant à Bruxelles... Autant de points communs que le personnage de fictions partage avec sa créatrice, Catherine Locandro. Je précise immédiatement que je n'ai pas cherché à savoir s'il en existait d'autres, juste, je constate ces parallèles qui m'ont fait penser à une possible auto-fiction (ce que je ne souhaite pas à l'auteure !)...

Mais, à l'image de ce qu'avait pu faire un Olivier Adam, par exemple, dans son roman "Falaises", je me suis demandé jusqu'où allait cette auto-fiction. N'y a-t-il pas un moment où l'imaginaire de Catherine Locandro prend véritablement le dessus pour faire de "l'Enfant de Calabre" une fiction à part entière ? Impossible d'être formel sur cette question, ce qui constitue une grosse qualité du livre à mes yeux.

Pourtant, et quelle que soit la réponse à la question fiction ou auto-fiction, ce sont bien les interrogations existentielles de Frédérique qui sont au centre du roman, qui la poussent à vouloir comprendre le sens de cette photo. Elle qui recherche un hypothétique épanouissement humain, social, professionnel, sentimental, elle a sous les yeux la preuve que son père avait trouvé le bonheur, mais dans la clandestinité et avec une autre femme que sa mère... De quoi tournebouler un cerveau déjà en ébullition...

Frédérique est nègre, un métier qui lui permet de mieux gagner sa vie que ses propres romans, qui n'ont pas connu le même succès massif que les livres qu'elle ne signent pas. Frédérique est une solitaire, plutôt égocentrique, qui a quitté Nice d'abord, puis Paris ensuite sur un coup de tête, laissant derrière ses vies précédentes sans se retourner. Idem avec ses partenaires amoureux, qu'elles a quittées avant que ça deviennent sérieux ou allègrement trompées, comme pour les pousser à la fuir...

Et puis, et si vous avez bien lu le paragraphe juste avant, vous avez déjà compris, Frédérique est homosexuelle. Son coming out est d'ailleurs la seule chose qui a occasionné une fâcherie durable avec ses parents, plus particulièrement sa mère, heurtée dans ses convictions de catholique sicilienne. Mais là aussi, comme je l'ai évoqué plus haut, elle a évité tout attachement trop profond, comme si elle se défiait de la vie de couple...

Avait-elle ressenti, inconsciemment, que ses parents, apparemment sans histoire et qui s'entendaient bien, n'étaient pas si unis qu'il n'y paraissait. La famille de Frédérique n'était pas la plus expansive, question affection, sentiments... Mais de là à penser que ce couple marié depuis les années 50 pouvait avoir eu autant de tangage, que son père avait pu avoir une double vie de longues années durant, impossible ! Frédérique est tombée de haut en découvrant la photo, a mis 5 mois a en accepté la signification...

"Ce n'est pas le sang qui fait une famille. Ce sont les rituels", pense Frédérique dans l'une de ses conversations intérieures. Relire cette page 41 a posteriori est très surprenant, elle prend un sens tout à fait différent de la première lecture. "Mon père tenait aux rituels. Certainement parce qu'ils étaient son déguisement", conclue-t-elle le paragraphe. Elle n'imagine pas encore à quel point !

"L'Enfant de Calabre" est un roman sur la famille. Dans un sens très large, car pas forcément au sens biologique du terme. Oh, ne voyez pas d'allusion mafieuse dans cette phrase, certes, elle joue un court rôle dans le roman, mais, maillon essentiel de la trame romanesque, il n'en reste pas moins secondaire. Non, famille au sens des liens qui se créent entre être humains. Au sens de la fraternité, plutôt. Un sentiment qui peut s'établir, par exemple, lorsqu'un péril extrême, une guerre, disons, rapproche des humains, les unit pour toujours.

Si l'histoire de Frédérique est celle d'une fille cherchant à comprendre son père, c'est en fait au sein d'un groupe de frères, pour reprendre le titre d'un livre et d'une série consacrée à un régiment américain de la seconde guerre mondiale, que va se nouer l'intrigue. Dans la boue indochinoise, sous les bombardements, dans les camps de prisonniers traités à la dure. Une amitié si forte qu'elle va conditionner une vie. Des vies.

Dans un autre de ses soliloques mentaux, Frédérique avoue au fantôme de son père qu'elle a essayé d'écrire sur lui des années auparavant. Elle aurait, bien avant cette histoire de photo, voulu remonter la trace de ce père si discret, de Nice à la Calabre, en passant par l'Indochine. Une sorte de biographie qu'elle n'a pas osé réaliser. Elle n'a pas voulu confronter l'éventuelle réalité des faits au papa qu'elle s'était créé, comme tout enfant qui idéalise son père...

"C'est en cela que tu as fait de moi un écrivain avant même le premier mot écrit de mon premier roman. Tu es mon personnage de fiction originel, celui qui a inspiré tous les autres", lance-t-elle encore à son père défunt dans ce même chapitre. Il aura fallu découvrir le défaut de la cuirasse pour que cela lève les inhibitions, pour que cela ouvre les vannes... Là encore, fiction pure, auto-fiction ? C'est Frédérique, ou plutôt Catherine Locandro, qui a la réponse... Mais l'hommage au père, qu'il soit réel et/ou fictif, est d'une grande force et "l'Enfant de Calabre" est, au final, un roman bouleversant.

"Mon père, ce héros", nous dit Catherine Locandro...

Malgré tout, nous dit Frédérique...


4 commentaires:

  1. Voilà un roman qui semble complexe, ce qui le rend d'autant plus alléchant....

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  2. Je dirais que c'est plus le personnage de Frédérique qui est complexe... Quant à l'histoire de son père, elle se révèle petit à petit jusqu'aux révélations finales. Le lecteur est avantagé, il découvre l'envers du décor avant elle.

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  3. Joyeux-drille, il y a dans ta manière de nous livrer ton opinion sur ce livre quelque chose de beau qui donne très envie de se jeter dessus.
    J'aime les livres qui portent une histoire familiale, un secret, un drame, une quête de soi ou de son histoire... Bref, il me plaît ton billet et il me fait ajouter ce titre à ma liste de lires à lire. Merci

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  4. Merci, C'era una volta, c'est très gentil. Oui, j'ai beaucoup aimé ce livre, peut-être même pour des raisons indicibles, qui ne sont donc pas dans le billet. Quand on parle de quête d'identité, celle-là est assez... étrange.

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