mardi 12 mars 2013

"Lorsque l'on tient entre ses mains, cette richesse, avoir vingt ans, des lendemains pleins de promesses, (...) il faut boire jusqu'à l'ivresse sa jeunesse..." (Charles Aznavour).

Il y a un peu moins d'un an, je découvrais le Mandarin Tân, personnage crée par deux soeurs d'origine vietnamienne qui écrivaient à quatre mains des polars se déroulant dans le Vietnam du XVIIème siècle. La découverte ne s'était pas faite au hasard, puisque Tran-Nhut faisait partie des invités des Imaginales, festival auquel je participe à Epinal en général au mois de mai. Et, comme elle nous fait l'honneur de revenir cette année, je profite de l'aubaine pour poursuivre la série consacré à ce Mandarin au profil particulier, puisqu'il est issu du peuple. Avec la lecture de la deuxième enquête de Tân, "l'Ombre du Prince" (en poche chez Picquier), où le lecteur va en découvrir un peu plus sur la jeunesse du Mandarin, pourtant pas encore bien vieux...


Couverture Une enquête du mandarin Tân, tome 2 : L'Ombre du Prince


Voilà un an que Tân exerce les fonctions de mandarin dans la Province de Haute-Lumière qui, contrairement à ce que pourrait laisser entendre son nom, est une province excentrée du Vietnam et n'est ni une province riche, ni particulièrement favorisée. Bref, pour ses débuts dans la magistrature, Tân a eu droit à un poste fort modeste, ce qui, au vu de ses origines elles-mêmes modestes, est assez logique. Car Tân n'est pas un jeune aristocrate, mais un fils de paysans qui a su s'élever jusqu'à cette important fonction par son travail.

Mais, qui dit province éloignée et peu moderne, dit souvent manque de moyens et de matériel... Pour exercer sa charge, il lui manque, estime-t-il, un certain nombre de manuscrits qu'on ne trouve qu'à la capitale, Thang Long. Il entreprend donc le long voyage jusqu'à la grande ville, en compagnie de son ami et bras droit, le lettré Dihn, dont le savoir encyclopédique lui sera bien utile pour choisir les meilleurs manuscrits et ceux qui pourront lui servir au mieux.

Aux côtés des deux hommes, un troisième voyageur, le Docteur Porc, une sommité dans son domaine, un médecin connu et reconnu, malgré une haleine effrayante et une certaine mégalomanie... Le Docteur se rend à Thang Long où il doit présider un important colloque médical, où il compte bien faire preuve de tout son savoir et ainsi, accroître encore une réputation qui n'est déjà plus à faire dans tout le pays.

En chemin, Tân, qui voyage incognito, une habitude chez lui qui a du mal avec les fastes de sa fonction et, surtout, ne supporte pas de voyager en palanquin, comme il se devrait, fait une rencontre qui va le ramener 4 ans en arrière. L'homme est poilu, très poilu, même, hirsute et ne dégage pas, c'est peu de le dire, une impression de noblesse. Pourtant, lorsque Tân a connu Sen, au cours de leurs études, celui-ci était un élève plutôt brillant, issu d'une famille noble. Mais, la vie inflige parfois de sérieux revers aux hommes et Sen n'est pas devenu un homme riche et puissant. Au lieu de ce destin qui paraissait tracé, le voilà ermite, vivant dans une grotte sinistre et austère.

La joie de ces retrouvailles inopinées est pourtant vite gâchée quand le Mandarin apprend à l'ermite une terrible nouvelle : son oncle, le marquis Day, a été reconnu récemment coupable de haute trahison pour avoir soutenu une révolte paysanne. La sanction vient de tomber et elle est terrible, d'une incroyable sévérité : toute la famille a été condamnée à être décapitée en même temps que le coupable marquis, dans le but d'empêcher quiconque d'entretenir dans l'avenir le culte des ancêtres, si important dans cette culture.

Ce qui signifie que, d'ici peu de temps, et tout ermite qu'il soit, Sen subira ce sort funeste... A cette annonce, il ne semble pourtant pas franchement attristé ou révolté, mais explique à Tân qu'il possède la preuve qui permettra de sauver sa famille ! Il lui reste une vingtaine de jours pour gagner la capitale et présenter au Prince Bui, l'un des principaux conseillers de l'Empereur, cette fameuse preuve. Et 20 jours, ça ne sera pas de trop, car Sen boîte bas, depuis que sa jambe a été blessée au cours d'une partie de chasse à laquelle participait d'ailleurs également Tân.

Le mandarin, et surtout le Docteur Porc, dont le colloque doit commencer sous peu, doivent se dépêcher d'arriver à la capitale, ils laissent donc l'ermite derrière eux. Arrivés à Thang Long, Tân et Dihn se présentent au Prince Bui, que le mandarin connaît depuis ses années d'études. Tân et le prince Hung, fils de Bui, étaient en effet de grands amis, jusqu'à la mort brutale et inexpliquée de Hung. Avec Tân et Hung, Sen et un quatrième garçon, Kiên, formaient une bande d'amis inséparables.

Aux côtés du Prince Bui, se trouve d'ailleurs Kiên, devenu lui aussi mandarin, malgré des origines plus misérables encore que celles de Tân. Kiên a eu recours à un moyen radical pour pouvoir combler le handicap de ses origines : il s'est fait eunuque, ce qui lui a ouvert les portes de ce poste prestigieux auprès d'un des hommes les plus puissants de l'empire...

Or, ce sont justement le Prince Bui et le Mandarin Kiên qui ont prononcé la condamnation à l'encontre de la famille Day. Ils ont aussi, dans leurs geôles, le responsable de la révolte paysanne, un certain Cosse de Riz, et, quand arrive Tân, ils débattent justement de son sort : exécution, au risque d'en faire un martyr de sa cause, ou clémence, au risque de passer pour des faibles ?

Pourtant, cette question va vite passer au second plan quand débute une étrange série de meurtres dans la capitale. Un premier corps est découvert, éventré proprement, le couteau qui a servi au crime encore planté dans l'abdomen de la victime. Et ce mort ne sera pas le dernier, d'autres vont suivre, selon le même mode opératoire. Des victimes dont les points communs ne s'arrêtent pas là...

Tandis que Kiên doit gérer un autre problème urgent, l'état des digues soumises à une forte montée des eaux suite aux pluies saisonnières importantes, c'est à Tân que revient l'enquête sur ce, puis ces morts violentes sur lesquelles pourrait planer le spectre du prince Hung, disparu tragiquement quatre ans plus tôt. On le sait, Tân ne s'est jamais débarrassé complètement de certains aspects de son éducation paysanne, comme sa croyance bien ancrée aux esprits... Dihn, que sa formation de lettré dispense de ses hésitations, et le Docteur Porc, appelé pour examiner les cadavres, vont se charger de l'aider à garder les pieds sur terre. La formidable intuition de Tân devrait faire le reste...

Pendant que Tân enquête, soupçonnant tout le monde, d'autres histoires se déroulent et viennent apaiser la tension dramatique... D'abord, le fameux colloque, présidé par le Docteur Porc. Celui-ci s'attendait à y connaître un plébiscite. Mais l'intervention d'un certain Monsieur Bombyx, chargé de veiller sur la santé des prisonniers incarcérés sur ordre du Prince Bui, va tout changer... Bombyx, incapable de rester sur son quant-à-soi (ah, ah, ah, désolé, pas pu m'empêcher...), va intervenir pour exposer ses théories sur l'intervention des esprits pour soigner les maux dont souffrent les gens...

Inacceptable pour Porc, mais les participants semblent séduits par ces théories fumeuses... Médecins, herboristes, apothicaires, acupuncteurs, tous prêtent attention à cet homme qui n'arrive pas à sa cheville, pense Porc... A lui de remettre les pendules à l'heure, il va devoir montrer à tous la supériorité de son art et de sa science à ces imbéciles et, ce faisant... déclencher une furieuse bataille d'Hernani...

Autre évènement marquant de cette période délicate, un vol. Oh, pas n'importe quel vol, puisqu'il touche le Grand Formateur Xu. Autrement dit, le personnage chargé de former les eunuques arrivés récemment au service du Prince Bui et qui ont bien des choses à apprendre pour respecter au mieux une étiquette très codifiée. Et c'est tout sauf anodin, quand on sait que les eunuques, par exemple, sont les seuls hommes à pouvoir accéder au gynécée du Prince...

On a donc volé quelque chose dans les appartements de Xu, maître des eunuques et eunuque lui-même. Un vol qui le bouleverse car il le touche personnellement, si je puis dire. En effet, on a volé le bocal contenant... hum... les Précieuses de Xu... Ses Boules d'Or, si vous préférez... Enfin, vous voyez, quoi, il faut vous faire un dessin ? Oui, en un mot comme en cent, on a volé les testicules de Xu, soigneusement conservées car preuve de son état effectif d'eunuque...

Vous l'aurez compris, ce n'est pas parce que "l'ombre du Prince" est avant tout un polar historique qu'il ne laisse pas la place par moment à une certaine loufoquerie. Certes, il y a un drame et l'intensité qui va avec, mais aussi des moments de répit plein d'humour et de drôlerie. Et absolument pas inutile, car, vous vous doutez bien que si j'évoque ces évènements, c'est parce qu'ils ont leur rôle à jouer dans cette histoire.

Le Docteur Porc est d'ailleurs un rouage important de ce roman où traditions et modernité viennent à s'entrechoquer. Tout au long du roman, Tran-Nhut nous expose la culture très traditionnelle de ce Vietnam du XVIIème siècle. Une culture d'un grand raffinement où, pourtant, la pire des cruautés peut s'inviter à n'importe quel moment, à l'image des peines infligées par Kiên et Bui, dont "l'originalité" surprend Tân à son arrivée dans la capitale...

Toujours présente dans les enquêtes du Mandarin Tân, cette opposition entre croyance et raison, entre superstitions et preuves tangibles. Là encore, c'est une façon de nous parler de la culture du Vietnam, imprégnée de la présence de ces esprits qu'il fat savoir flatter pour les avoir avec soi. Bien sûr, on sent qu'entre les pratiques de la haute société et celles d'un Tân, par exemple, issu de couches modestes, il y a des différences. Et pour cause, ces croyances sont en contradiction avec la pensée confucéenne dominante... Mais, ce mélange n'est-il pas justement ce qui fait la spécificité d'un Tân sur ses collègues ?

Tân, parlons-en. Ou plutôt du tandem qu'il forme avec son ami, le lettré Dihn. Dihn la tête et Tân les jambes. Le premier a le savoir livresque, théorique, dirions-nous, un savoir immense qui contraste avec l'éducation moins approfondie du Mandarin, quasi autodidacte. Mais Tân, en revanche, outre ses talents dans les arts martiaux, qui les sortent souvent de mauvais pas, possède cette intuition remarquable, associée à un sens de l'observation qui lui permet de démêler des enquêtes qui semblent dans l'impasse ou lorsque le temps presse (car, pour un mandarin mis en échec, les pressions politiques ne sont jamais loin)...

Dans ce roman, par moments, Tân se fait secret, ne partage pas au jour le jour l'avancée de son enquête avec Dihn qui se retrouve presque à l'écart... Et, lors du dénouement, de la révélation finale, il n'est même carrément que spectateur. Tout au long de "l'ombre du Prince", je n'ai pu m'empêcher de voir en Tân et Dihn de fidèles émules de Sherlock Holmes et du Dr Watson. L'association de deux hommes que leurs différences rendent extrêmement complémentaires.

Et, transition, quand tu nous tiens, il est aussi question de différences dans ce roman. Autour d'un personnage en particulier. J'ai déjà évoqué dans ce billet les différences de classes sociales si marquées dans une société très hiérarchisée. Mais, ça va plus loin, avec une réflexion sur la xénophobie, à travers le personnage de l'épouse du Prince Bui, la magnifique Lim.

Lim n'appartient pas au peuple Viêt et, comme elle ne parle pas la langue et ne ressemble pas physiquement à ceux qu'elle côtoie auprès de son époux, elle est entourée d'une aura particulière... De la méfiance, au mieux. Et on n'hésite pas à la qualifier, elle, mais aussi son peuple, de sauvages... Il est presque logique dans ces conditions, qu'elle fasse partie des principaux suspects, eh oui... D'autant qu'elle aurait un mobile tout trouvé : venger son compagnon, tué lors de leur capture... Car Lim a été capturée lors d'une chasse organisée par le Prince Bui... Ca fait un peu froid dans le dos, non ?

Pour terminer, un mot sur les sens qui sont toujours autant flattés dans cette littérature toujours fleurie, riche en expressions et en saveurs. Sans doute mange-t-on moins que dans "le temple de la Grue Ecarlate", premier tome de la série, mais je pense que c'est surtout parce que les situations s'y prêtent moins. Il n'y a qu'un seul banquet, à l'arrivée de Tân, et, le reste du temps, on se nourrit presque sur le pouce, si je puis dire.

Et puis, comme si Tran-Nhut voulait faire un pied-de-nez au lecteur de la première enquête de son mandarin, où on en avait pour ses papilles, elle nous offre cette fois des situations qui ne stimulent guère l'appétit. D'abord, l'esclandre d'un mendiant atteint d'une maladie de peau dans un restaurant dont il réussit à chasser les clients au prix d'une ahurissante sarabande au milieu des plats. Ensuite, parce que Patte d'Ours, le cuisinier du Prince Bui, est sans doute le pire cuisinier que la terre ait porté... Un châtiment sans cesse renouvelé qui pousse les invités du Prince à aller se sustenter en ville, dans des lieux plus modestes mais où le risque d'empoisonnement reste moindre...

En conclusion, je me suis amusé comme un petit fou à suivre Tân et Dihn et à découvrir le Docteur Porc, qu'on devrait retrouver régulièrement par la suite. L'intrigue repose elle aussi sur des aspects culturels forts qui sont, il est vrai, détournés de leur but premier mais c'est aussi une façon pour Tran-Nhutde rejoindre les thèmes évoqués plus haut et, en particulier, cette imprégnation de croyances de toute la société vietnamienne.

Mais, cette enquête replonge également Tân dans ses années d'insouciance, la période des études... C'est un peu comme la chanson de Bruel, "Place des Grands Hommes", ce roman, même si les personnages ne se sont pas vraiment donnés rendez-vous. Inséparables avant un drame qui a fait voler leur amitié en éclats, les 3 amis se retrouvent presque par hasard et tout à changé, entre eux autant que dans leur existence individuelle.

Et, curieusement, il y a une espèce de renversement des valeurs : Hung, fils de prince, est mort avant d'avoir connu la carrière glorieuse qui lui était promise, Sen, fils de marquis, est devenu ermite, tandis que les deux étudiants issus des classes pauvres, Tân et Kiên, ont réussi, si on peut dire, en devenant mandarins, même s'il a fallu faire des sacrifices pour cela.

Difficile d'imaginer ces 4 étudiants, quelques années plutôt, se demander où ils seraient dans 5 ans et tomber juste, tant la situation présente est loin des rêves plein d'idéalisme qu'on peut nourrir à cet âge... Le roman repose sur la nostalgie de cet âge si particulier de la vie et du contraste saisissant qu'il peut offrir avec la réalité une fois atteint l'âge adulte. Tân, si intègre, si droit, parfois jusqu'à l'entêtement voire la désobéissance, retrouve son ami Kiên, devenu l'instrument de la justice cruelle instaurée par un prince puissant que la mort de son fils a rendu désenchanté, désabusé...

Une enquête forcément éprouvante pour Tân, aux prises avec un assassin redoutable et rusé, mais aussi avec  des sentiments contraires qui le bouleversent et peuvent entraver son raisonnement. Les passages loufoques sont heureusement là pour détendre quelque peu l'atmosphère, mais le coeur de cette enquête est là aussi très intéressant à la fois dans ses symboliques et dans ce qu'il révèle sur l'homme et la société dans laquelle il évolue.

Aucun doute, je m'attaquerai bientôt, forcément, à une autre enquête du Mandarin Tân, tant pour l'atmosphère de ces romans, que pour les personnages que Tran-Nhut a su non seulement créer, mais aussi mettre en scène, comme au théâtre, dans des registres aussi bien tragiques que comiques.


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