samedi 26 octobre 2013

"Dieu n'est pas un tout qui se partage" (Bossuet).

Une citation parfaite pour illustrer le roman du jour, dont Bossuet est d'ailleurs un des personnages importants. Nous allons parler religion, je vous préviens d'emblée, car c'est le sujet central du livre. La religion comme force politique et idéologique, dans un contexte bien particulier, celui du règne de Louis XIV et de sa monarchie absolue de droit divin. Un roman qui couvre 60 ans de l'Histoire de France à la lumière de ces luttes d'influence, des guerres entre courtisans cherchant à obtenir les faveurs d'un Roi prompt à user de la disgrâce, mais généreux avec ses alliés. Et pour cela, Catherine Hermary-Vieille nous relate dans "le siècle de Dieu" (en grand format chez Albin Michel), la vie et le destin de deux femmes qui vont, emportées par le tourbillon d'une époque mouvementée, troublée, même, mais ayant choisi deux façons de vivre bien différentes... Immergeons-nous dans ce Grand Siècle que Catherine Hermary-Vieille a appelé "le siècle de Dieu", car celui-ci devient l'enjeu d'une société déboussolée, vacillante...





Anne-Sophie de Kerlédant, jeune femme issue de la vieille noblesse bretonne, a tout juste 16 ans quand elle arrive de sa région natale à Paris. Elle pose le pied dans la capitale au moment où la nouvelle de l'arrestation de Nicolas Fouquet, le surintendant des finances, se répand comme une traînée de poudre, laissant tout le monde pantois... Mauvais présage pour Anne-Sophie ? Peut-être, trois jours après, elle épouse Charles de Vieilleville, qu'elle n'a jamais rencontré... Un mariage qui sera un échec sur toute la ligne...

Anne-Sophie n'est pas arrivée seule à Paris. A ses côtés, sa cousine Viviane, que les Kerdélant ont accueillie lorsqu'elle est devenue, très jeune, orpheline... Sans appuis familiaux, Viviane se destine à la vie religieuse mais a repoussé provisoirement cette décision pour accompagner sa cousine et lui servir, en quelque sorte, de dame de compagnie.

Bientôt, leurs deux existences vont s'éloigner, sans que jamais les liens familiaux et amicaux ne se dissipent. Mais Anne-Sophie, qui ne se résout pas aux assiduités de son époux et l'a repoussé dès les premiers jours, va découvrir la vie de Cour mais aussi les salons littéraires où se retrouvent, autour de personnalités aussi marquantes que Madame de Scudéry ou Ninon de Lenclos, celles qu'on va appeler les Précieuses.

Hommes et femmes y tiennent des conversations certes érudites mais qui tournent vite à des discussions plus sentimentales, peut-être même assez libertines. Galantes, est le mot en vogue à l'époque... Et l'on se retrouve autour de cette "Carte de Tendre", censée orienter chacun vers sa chacune et réciproquement... Pour Anne-Sophie, marquée par l'échec de son mariage et le dégoût qu'elle ressent pour son époux, tout cela est une bouffée d'oxygène, une bonne façon d'entrer dans le Grand Monde...

Peu à peu, la jeune provinciale va faire son nid dans ces salons, devenant une habituée des lieux et une amie des maîtresses de maison. Mais cette assiduité à un revers : sa réputation. Un mari parti vivre sa vie aventureuse loin de France, une relation houleuse avec un homme grossier et brutal qui l'a sous son emprise, bref, de quoi faire jaser et faire d'Anne-Sophie une femme à la vertu légère...

Pendant qu'Anne-Sophie découvre les bons et les mauvais côtés de l'exigeante vie de cours, Viviane se voue corps et âme à la charité, pilier de sa foi. "Où sont amour et charité, Dieu est présent", voilà le credo, sans mauvais jeu de mots, de la jeune femme. Une foi simple et sincère qui a pour but de soulager les souffrances d'autrui, de soigner, nourrir, héberger les plus pauvres, qui sont nombreux en cette époque...

Jugeant que les ordres religieux ne répondent pas à ses attentes en matière de foi, Viviane décide de se consacrer individuellement aux actions charitables et c'est à l'Hôpital Général, plus particulièrement aux Enfants Trouvés, qu'elle va consacrer ses journées. Là, elle sera amenée à s'occuper d'un nourrisson, une petite fille, qu'elle finira par adopter et appellera Marie-Aimée...

Je ne vais pas vous en raconter plus sur le factuel, mais les vies de ces deux femmes connaîtront tantôt des moments très heureux, tantôt des périodes douloureuses, des vies assez mouvementées et qui servent de fil conducteur à ce roman, sans oublier les générations suivantes, qui auront aussi leur rôle à jouer. Mais, le plus intéressant du roman, c'est son contexte historique.

En 1664, lorsque Anne-Sophie et Viviane arrivent à Paris, c'est le tout début du règne sans partage de Louis XIV ("L'Etat, c'est moi", vous vous souvenez ?). L'arrestation de Fouquet marque le début d'un règne dont la tyrannie s'appuie sur une certitude : c'est Dieu qui fonde la monarchie à travers le Roi, qui se doit de concentrer tous les pouvoirs. Et le principal soutien de ce pouvoir absolu, c'est évidemment l'Eglise, catholique et romaine, qui impose, elle, ses dogmes à tous.

Or, tous les Français ne m'entendent pas de cette oreille. Certains choisissent d'autres orientations pour leur foi. Les Protestants, depuis la promulgation de l'Edit de Nantes par Henri IV, sont nombreux dans certaines régions. Mais Louis XIV veut une France absolument, uniquement catholique et, dès avant la révocation de l'Edit de Nantes, en 1685, il va organiser une féroce politique de persécution des Huguenots, dont les terribles Dragonnades seront le paroxysme...

Il y a les Jansénistes. Ces dévots ont choisi une vie et une pratique religieuse austère, fondée sur une morale stricte qui se veut une réaction aux dérives de l'absolutisme mais aussi à la désagrégation des valeurs morales qu'on y constate. Ce courant va se répandre dans une partie de l'aristocratie et même de la Cour de Louis XIV

Louis XIV est un jeune monarque, beau et fougueux, qui affiche un goût certain pour les femmes. Les femmes qui fréquentent la Cour sont ambitieuses et cherchent à lui plaire, à devenir favorite. A l'arrivée d'Anne-Sophie et Viviane, c'est la discrète Louise de la Vallière qui a les faveurs du Roi. D'ailleurs, elle sera la mère de quatre de ses enfants... Mais, bientôt, elle sera détrônée, si j'ose dire, par la scandaleuse Madame de Montespan...

Sa présence honnie auprès du roi va provoquer une poussée janséniste et le mouvement va devenir la bête noire d'un Louis XIV prêt à tout pour plaire à son ambitieuse favorite... Plus que jamais, les opposants à l'absolutisme dénoncent ce pouvoir sans partage qui risque d'échouer dans les mains de cette femme de peu de vertu. La guerre entre la favorite et les dévots fera rage jusqu'à la disgrâce de la belle Athénaïs... L'affaire des poisons et ses relents sataniques seront aussi un événement majeur de ce bras-de-fer d'une violence inouïe.

Anne-Sophie est témoin de tous ces changements, de toutes ces luttes souterraines qui agitent la Cour et alimentent les conversations dans les salons qu'elle fréquente. Comme elle sera témoin, à la chute de la Montespan, du revirement à 180° du Roi en matière religieuse... Louis XIV, frivole et coureur, devient d'un seul coup un homme pieu et concerné par la religion et la morale.

Sa nouvelle favorite, Madame de Maintenon, est pour beaucoup dans ce retour vers Dieu du monarque. C'est vers elle que tous les regards se tournent, désormais, c'est dans ses bonnes grâces qu'il faut entrer. Et le mouvement perpétuel des courtisans reprend, dans une ambiance sensiblement différente, tant la personnalité de la nouvelle favorite s'oppose à la précédente... Et le Roi a mûri...

Nous allons revenir à Versailles, mais un troisième important courant religieux, celui qui est même le plus présent dans le roman, reste à présenter. C'est Viviane qui y sera la première confrontée, mais bientôt, ce sont les deux cousines qui suivront les aventures, j'ai du mal à trouver un autre mot, d'un incroyable personnage : Jeanne Guyon.

Mystique pour les uns, exaltée ou carrément folle pour les autres, sa pensée va bientôt être assimilée à un mouvement né en Espagne : le quiétisme. On ne parle pas ouvertement d'hérésie, mais l'Eglise a condamné ce mouvement dès ses débuts. Pardonnez cette simplification, mais je ne veux pas entrer dans les détails de sa vision. Disons que, pour Jeanne Guyon, l'homme n'a pas besoin d'intermédiaire pour communiquer avec Dieu, qu'on doit consacrer avant toute chose à la prière silencieuse et que celle-ci peut se communiquer, sans parole, juste par la pensée, d'un fidèle à un autre...

Proche de l'hérésie, inspiratrice de certains groupes protestants, Jeanne Guyon va aussi influencer des personnages importants, dont Madame de Maintenon en personne, ainsi que Fénelon. Si la première, malgré l'intérêt sincère porté aux idées de la mystique et son soutien quasi inaltérable, va céder au Roi, qui voit d'un mauvais oeil cette vision de la foi (je vous dis pourquoi dans un instant), Fénelon lui restera fidèle jusqu'au bout, ce qui lui vaudra un exil déguisé en poste d'archevêque de Cambrai...

Le Roi, lui, a pour conseiller un prélat au combien influent : celui qui nous a offert le titre de ce billet, Jacques-Bénigne Bossuet. Il incarne la position de l'Eglise qui soutient l'absolutisme. Entre Fénelon et Bossuet, la guerre est déclarée et va durer longtemps, très longtemps, au gré de la vie mouvementée de Jeanne Guyon, selon qu'elle s'éloigne ou revient sur le devant de la scène...

Si je connaissais assez bien l'histoire des jansénistes et des protestants sous Louis XIV, j'ai découvert Jeanne Guyon et sa vie incroyable, que Anne-Sophie et Viviane suivront toute leur vie attentivement. Je ne vais pas développer plus, tout est dans ce roman foisonnant et riche qui nous offre une chronique tout à fait remarquable de cette époque.

En ne s'attachant pas qu'à décrire les frasques de l'aristocratie, mais aussi, en montrant un pays exsangue, vidé par les guerres, financièrement et humainement, mais aussi sur le plan de l'agriculture. On produit pour alimenter les soldats, plus le peuple. Cela coïncide avec des hivers terribles, on parle de nouvelle ère glaciaire pendant quelques années. Les famines se multiplient, les épidémies font des ravages, mais le Roi règne dans sa gloire infaillible, un point c'est tout...

"Le siècle de Dieu" est aussi un roman sur l'érosion du temps qui passe. Cela concerne les protagonistes, qu'on voit grandir puis vieillir et, pour beaucoup d'entre eux mourir. Cela concerne aussi les modes, les grâces et les disgrâces, les influences et les manigances politiques. Enfin, cela concerne le Roi lui-même... Je ne vais pas vos dire que Louis XIV est le plus grand Roi que nous ayons eu, etc. Je ne suis pas historien, mon avis serait de peu de poids.

En revanche, c'est le plus long règne, étalé sur six décennies. Du jeune monarque flamboyant au vieux souverain déclinant, on suit ce règne fantastique, si riche et pourtant si plein de drames et d'injustices. On le suit aussi dans ses aspects les plus étincelants, mais aussi les moments les plus sombres, un lent déclin, une interminable agonie, comme si Louis XIV incarnait à ce point l'absolutisme que celui-ci s'est décomposé en même temps que sa santé se dégradait...

Et, dans le même temps, ce que Catherine Hermary-Vieille a appelé "le siècle de Dieu", selon l'expression des proches de Jeanne Guyon, lui aussi perd de son aura. Comme si cette opposition aussi féroce que paisible (oui, je sais, c'est paradoxal, mais c'est ainsi) ne pouvait survivre à son adversaire désigné... Avec la fin de Louis XIV, c'est un autre siècle qui commence...

Le siècle des Lumières, qui s'annonce, encore discrètement dans le roman, évoqué avec une citation de Montesquieu et un bref clin d'oeil au notaire Arouet, dont le fils ne se fait pas encore appeler Voltaire, sera celui de la Raison. Mais, c'est aussi un siècle où le nouveau dieu sera l'argent. La spéculation fait une apparition tonitruante, le scandale autour de John Law a une bonne place dans le roman, et les questions financières, qui jusque-là, ne concernaient que l'Etat, s'étendent aux particuliers qui rêvent de faire fortune ou de s'enrichir encore plus qu'ils ne le sont...

Cela nous amène à un dernier changement, plus subtil, auquel on assiste dans la dernière partie : l'émergence d'une bourgeoisie qui s'impose comme une classe sociale à part entière, qui n'a certes pas les privilèges dont jouit la noblesse et qui se transmettent pas le sang, mais qui devient, peu à peu, une force avec laquelle il va falloir compter.

Lorsque s'achève le roman de Catherine Hermary-Vieille, la France a changé, le siècle de Dieu, ce Dieu incarné en un monarque absolu, laisse la place à un nouveau règne, forcément différent, celui de Louis XV, entamé dans l'optimisme... On est encore loin de la Révolution, et pourtant, les changements subtils qui s'opèrent déjà et les problèmes récurrents jamais véritablement résolus qui gangrènent le royaume ont déjà commencé leur travail de sape...

A travers les vies de ses deux cousines, Anne-Sophie et Viviane, la romancière parvient à vraiment nous faire revivre ce règne immense de Louis XIV, sans en occulter les erreurs, la tyrannie, ni le peu de cas que le pouvoir fit des gens du commun. Elle montre aussi l'influence autoritaire de la religion et plus encore de l'Eglise dans ce régime. Je me trompe peut-être, mais, je me suis demandé si, d'une certaine manière, les idées de Jeanne Guyon pouvait préfigurer une esquisse de laïcité, dans le sens séparation des pouvoirs politiques et religieux...

Mais surtout, c'est la vie quotidienne entre 1660 et 1730 que nous raconte avec une minutie et une précision Catherine Hermary-Vieille. Et c'est juste passionnant, comme souvent lorsqu'un roman présente aussi bien ceux qui font l'Histoire que ceux qui la subissent. Anne-Sophie et Viviane, d'abord jeunes femmes perdues dans une grande ville, loin de leur région natale, loin de leur enfance, sont emportées par le tourbillon de cette Histoire en mouvement permanent, parfois puissant, incontrôlable...

Elles sauront pourtant trouver leur place, le rôle dans lequel elles sont le plus à même d'agir, de laisser une trace, tout en étant les témoins, pas toujours privilégiés, des événements. Personnes équilibrées dans leur foi, très stables mais bousculées par tous ceux qu'elles côtoient au quotidien. Elles seront les mètres étalons dont le regard servira à mesurer les dérives des uns et des autres.


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