mardi 8 avril 2014

"Il n'y avait chevalier qui ne dise: Dieu, quel vassal, il n'en existe pas de semblables sous le ciel !" (Chrétien de Troyes).

L'édition 2014 festival Zone Franche s'est achevée dimanche soir à Bagneux après trois jours de rencontres et d'échanges passionnants, dans une ambiance très sympa. Après 24h de repos, histoire de souffler, voici un billet consacré à l'anthologie du salon, "Lancelot", dirigée par Jérôme Vincent et publiée aux éditions ActuSF. Neuf auteurs ont accepté de donner leur vision du personnage de Lancelot, le meilleur des chevaliers de la Table Ronde, a-t-on coutume de dire... Mais, que sait-on vraiment de lui ? Ou plutôt, comment des auteurs d'imaginaire le voient-ils ? Différents univers et styles se côtoient dans cette anthologie qui nous emmène de l'époque médiévale jusqu'à nos jours, sur des tonalités tour à tour poétiques, sérieuses, aventureuses ou carrément délirantes... Un bon compromis et une magnifique couverture signée Ryohei Hase.





L'anthologie s'ouvre sur une nouvelle signée Nathalie Dau, "le Donjon Noir". Une nouvelle lumineuse, colorée, pleine de poésie, sur une tonalité de conte. C'est l'apparition de Lancelot que choisit de nous raconter Nathalie Dau et sa première quête, d'une certaine façon : aller chercher Guenièvre et la ramener au roi Artus.

On voit déjà poindre ce qui constituera la trahison de Lancelot, mais on voit que l'attirance entre eux va au-delà qu'une simple séduction... Un lien invisible unit ces deux-là, une force qui dépasse tout, comme si Guenièvre et Lancelot étaient bien plus qu'une femme et un homme, comme s'ils avaient connu bien plus que la vie...

Et Viviane de déjà implanter dans l'esprit de tous que Lancelot est appelé, est peut-être déjà, le meilleur chevalier de tous ceux qui seront appelés à fréquenter la table ronde. Lancelot n'a pas sa destinée en main, mais il est déjà entré dans la légende, en arrivant à Camelot avec Guenièvre à ses côtés. Lui reste à devenir un mythe...

"J'échoue en raison du succès"... Cette phrase, qui aurait presque pu servir de titre à tout ce billet, m'a marqué à la lecture de la seconde nouvelle de l'anthologie. Dans "Lancelot-Dragon", Fabien Clavel s'intéresse à un Lancelot banni. Après avoir quitté Camelot, il a renoncé à découvrir le Graal et erre sans but à travers le monde.

Mais, chaque personne qu'il rencontre sur son chemin lui rappelle sa quête. Comme s'il fallait que Lancelot, meilleur de tous les chevaliers, soit condamné à ressasser son échec et son erreur. Comme si on lui brandissait le Graal, unique objet de rédemption... Pourtant, si ces rencontres éphémères lui parlent du sujet, aucun ne lui dit de quoi il s'agit...

Aucune information utile sur le Graal ne lui est donnée. On ne lui parle que de serpents. Et même d'un serpent énorme, monstrueux, primordial... Est-ce le Graal, alors ? Ou bien tout autre chose ? A quoi est exactement confronté ce Lancelot désabusé, qui peine à retrouver la carrure de héros sans peur et sans reproche qu'on lui a imposée ?

Fabien Clavel signe un cauchemar sombre et désespéré, une prémonition de la déchéance annoncée du meilleur de tous les chevaliers. Une déchéance pathétique, bien loin de sa réputation... Et l'annonce du glorieux destin de Perceval, moins renommé, moins proche d'une certaine perfection mais peut-être aussi moins étouffé par cela...

"Le meilleur d'entre eux". En intitulant sa nouvelle ainsi (vous l'aurez compris, c'est un leitmotiv dans la perception de Lancelot), Lionel Davoust annonce la couleur. Une nouvelle dans l'esprit des récits chevaleresques. Lancelot est de retour après une quête qui l'a emmené loin de Camelot. Il a été absent plusieurs années et les retrouvailles avec Arthur sont chaleureuses.

Mais Lancelot retrouve aussi Guenièvre... Leur amour est intact et, dès la nuit suivante, ils se le montrent. Au matin, on frappe à la porte de la chambre de la reine. Mordred est là qui découvre la trahison des deux amoureux... Trahison ? Mais qui a trahi, de quelle trahison parle-t-on ? En fonction du point de vue, on réalise que bien des choses changent...

Comme ce statut de meilleur d'entre eux, qui paraît si souvent peser sur les épaules (et le destin) de Lancelot. Lionel Davoust, tout en reprenant les faits tels quels, sans les modifier, mais en les soumettant à un prisme différent, redore le blason de Lancelot, le restaure dans son statut et pressent d'autres trahisons à venir. Plus graves.

Avec "le voeu d'oubli", Armand Cabasson attaque de front une des questions fondamentales qui se pose tout au long de cette anthologie : la postérité. Là encore, tout est question d'angle et de celui qu'on choisit pour regarder le thème. Après son bannissement, Lancelot a fait voeu d'oubli auprès de Léthé.

Le voilà chevalier errant, hors de Bretagne, car, en même temps que son voeu d'oubli, Lancelot a fait trois promesses : ne jamais revenir en Angleterre, rester quoi qu'il arrive un chevalier chrétien et ne jamais chercher à se souvenir... Et voilà tout le problème ! Car, comment ne pas se souvenir, lorsque d'autres viennent titiller votre mémoire endormie ?

Anonyme, mais restant le meilleur chevalier qu'on puisse rencontrer, Lancelot semble effectuer un long chemin de croix, portant le poids de sa faute, cette culpabilité que l'oubli n'efface pas complètement. Et comprend peu à peu, insidieusement, qu'il existe sans doute quelque chose de plus fort que l'oubli... La raison de sa faute, et sa persistance au regard des autres...

"Que reste-t-il des chevaliers lorsque leur dernier adversaire les a terrassés ?" Quand je vous dit que cette question de la trace laissée dans l'Histoire, dans le mythe, est au coeur de cette anthologie ! Nouvelle preuve avec cette phrase qui revient, lancinante, dans "Je crois que Chevalerie y sera", d'Anne Fakhouri.

La première à mêler au sujet des légendes arthuriennes son propre univers, en l'occurrence, celui de la Brume des Jours, développé dans le diptyque "le Clairvoyage". Lancelot y joue les Arlésiennes : on ne parle que de lui, mais on ne le voit pas, à part une brève apparition, dont on peut douter de la réalité...

La nouvelle d'Anne Fakhouri s'intéresse à cet aspect si particulier qui entoure Lancelot : dans toute la légende du Graal, il apparaît d'abord dans le regard des autres, et c'est ce regard, forcément subjectif, qui fonde le mythe de Lancelot. L'auteure connaît parfaitement le cycle et peut ainsi aisément confronter le regard des personnages qui entourent (et ici, cherchent Lancelot) et le regard du lecteur, forgé par un imaginaire collectif universel.

C'est drôle, décalé et la dédicace à Terry Gilliam, entre autres, est tout à fait justifiée. Quant à la chute, elle m'a marqué. Très amusante dans la forme, lapidaire dans la réponse qui est faite à la question que j'ai indiquée pour ouvrir ce passage sur "Je crois que Chevalerie y sera", j'y ai aussi vu une certaine férocité. Une façon de nous rappeler que nous croyons savoir, et que nous nous trompons certainement...

Vous trouvez que tout cela manque de dragons ? Rassurez-vous et remerciez Thomas Geha qui vient épauler Fabien Clavel ! "La tête qui crachait des dragons" nous offre presque une uchronie autour de la quête du Graal. Albion a été envahi par des dragons qui ont contraint Arthur et sa cour à vivre reclus dans les souterrains creusés sous Camelot.

Le dernier espoir, vous l'avez déjà deviné, sans doute, c'est le meilleur chevalier, Lancelot... Qui a été banni et vit désormais en ermite, loin de Camelot... Pour le retrouver et le ramener afin de libérer Albion, Arthur fait appel à Lohengrin, qui n'est pas encore chevalier... Thomas Geha laisse planer l'idée d'une rédemption glorieuse de Lancelot...

Mais voilà, la nouvelle est pleine de surprises, prend des allures de cauchemars, par moment, pour déboucher au final, sur une relecture très libre du mythe de Lohengrin, le chevalier au cygne, que l'auteur du "Sabre de sang" assaisonne avec une sauce très fantasy... Mais ne vous y trompez pas, c'est bien de Lancelot dont il est question... Beaucoup moins de rédemption...

C'est dans la culture romantique que Franck Ferric est allé chercher l'inspiration pour sa nouvelle "les gens de pierre". Plus précisément, dans le mythe de la Dame de Shalott et le poème que Tennyson a consacré à cet épisode. Il est le premier à évoquer l'après-règne d'Arthur. Celui-ci est à Avalon, la quête du Graal est terminée et les derniers chevaliers, dont Lancelot, veillent sur un Camelot qui menace ruine. Leur ultime quête : entretenir les vestiges d'une gloire ternie et passée...

Dans une tour, Elaine de Shalott vit recluse et observe l'extérieur à travers un miroir, sa seule brèche vers le monde. Or, c'est justement Camelot qu'elle voit. Et son regard s'attarde sur Lancelot... Voilà la jeune femme séduite par le chevalier, au point de remettre en cause toute son existence...

Franck Ferric évoque à son tour la postérité dans cette nouvelle très bien construite. Il joue parfaitement des deux histoires qui se rencontrent dans cette légende de la dame de Shalott. Et il évoque le temps qui passe, façonne mythes et légendes, s'assure de leur transmission de génération en génération, bien après la mort de ses protagonistes qui, paradoxalement, vivront bien plus longtemps que ceux qui transmettent...

Les deux dernières nouvelles de l'anthologie "Lancelot" vous propose une vision "légèrement" plus délirante du mythe que les précédentes... Dans "Lance", Jeanne-A Debats envoie Navarre, vampire qu'elle a déjà mis en scène dans plusieurs de ses textes, dont le roman "Métaphysique d'un vampire", à la recherche de Lancelot.

Nous sommes en 1936, Navarre travaille pour le Vatican, un dragon menace le monde et le seul espoir, c'est le meilleur d'entre tous les chevaliers, qui pourtant, sommeille depuis plus d'un millénaire... Mais voilà, Lancelot a le sommeil un peu difficile. Et le meilleur d'entre tous les chevaliers a un tantinet rouillé durant son sommeil...

Et le pauvre Navarre va devoir partir en quête avec un chevalier qui a tout du boulet, plus que du héros capable d'accomplir une mission... Pire, Navarre découvre bientôt que Lancelot est, disons-le tout net... un incapable. Il ne sait rien faire ! Même face aux tâches qu'il aurait dû maîtriser du temps de sa gloire, il se montre désemparé, largué, désespérant...

Avec cette vraie "buddy-nouvelle", si je puis dire, comme il y a des "buddy movies", Jeanne-A. Debats nous offre un texte drôle et déjanté, dans lequel elle s'amuse des mythes, dézingue l'image de Lancelot, chiffe molle face au vampire plein de sève et prompt à s'encanailler. Mais, ce mythe déboulonné n'est pas la seule couleuvre que l'envoyé très spécial du Vatican va devoir avaler...

Enfin, on termine avec "Pourquoi dans les grands bois, aimé-je à m'égarer...", de Karim Berrouka. Avec ce titre, on se croirait dans un poème saluant l'amour courtois, c'est un peu l'idée, mais version destroy du XXIème siècle ! Berrouka lui aussi transpose le mythe de Lancelot dans son univers personnel, celui de son roman "Fées, weed & guillotine", paru également chez ActuSF (au point d'en faire éhontément la pub dans le courant du texte !).

Une équipe composé de deux policiers et deux détectives part en Bretagne, du côté du chaos rocheux de Huelgoat, enquêter sur des faits étranges : une femme en état de choc a été amenée à l'hôpital, évoquant pêle-mêle des écureuils (qui ont laissé la trace de leurs dents sur son corps), de coups d'épée et de victimes...

Dans la forêt, les enquêteurs vont restés en arrêt, fascinés devant un vieillard sordide et puant, au langage particulièrement fleuri mais beau, élégant, fort... Le charme incarné... Lancelot devient donc un homme des bois complètement barge, réglant ses comptes au fil de sa gigantesque épée... Et comme les comptes auxquels il tient le plus mijotent dans son ciboulot depuis près de 1500 ans, la cocotte-minute risque de faire du dégât...

Dans cette parodie digne de la fin du "Sacré Graal" des Monty Python, servi par des dialogues hilarants, et en particulier un français pseudo-médiéval qui vaut la lecture, le toujours très original Karim Berrouka nous parle d'amour, d'adultère et de Lancelot, si, si... De ce qu'incarne ce personnage à travers un mythe qui le dépasse, l'asservit depuis toujours et dont il ne peut se débarrasser, parce que tel est son destin... A mourir de rire !

Je ne serai pas complet sans parler de la postface de Lucie Chenu. Pas dans son contenu, vous la lirez, elle relie chaque nouvelle au thème qui l'a inspirée, au personnage de Lancelot telle qu'elle le montre et resitue le tout parfaitement. Mais, c'est aussi l'occasion de vous dire que c'est bien une POSTface : autrement dit, ne commencez pas par la lire, vous y trouveriez la plupart des chutes des nouvelles. Mais aussi, une mine d'informations.

Je me suis bien amusé en lisant ces neuf nouvelles si variées, si différentes, tant dans le fond que dans la forme. Qu'elles soient sérieuses ou beaucoup plus délirantes, qu'elles jouent sur les mythes tels qu'ils sont racontés ou qu'elles s'en écartent, toutes apportent des carreaux de mosaïques qui forment un portrait de Lancelot. Un énième regard sur ce personnage, afin de nourrir encore le mythe. Et nous interroger, nous lecteurs :

Oui, et nous ? A quoi ressemble NOTRE Lancelot ?

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