jeudi 21 août 2014

"Tu recherchais un minimum de stabilité. Tu rêvais de devenir raisonnable".

Comme je le fais souvent depuis que je tiens le blog, j'ai, au fil des pages, noté quelques phrases qui pourraient servir de titre au billet à venir. Mais je le fais en même temps que je lis, sans connaître le fin mot de l'histoire, puis je choisis, pour que ça colle avec l'histoire et avec ce que j'ai l'intention de vous raconter. Le livre du jour n'a pas échappé à cette règle. Et, si j'avais trouvé des phrases, des formules qui claquaient plus, qui en jetaient grave, j'ose le dire, en revanche, elles ne collaient pas avec l'histoire et les thématiques que je voulais mettre en exergue. Alors, oui, cette citation est un poil banale, au premier regard, mais elle résume le coeur de ce roman. Un roman qui a plus de 30 ans, signé d'un romancier qu'on s'arrache désormais : George R.R. Martin. Un roman plein de musique rock, folk, pop, une play-list magistrale qu'il fait bon écouter en lisant, un thriller fantastique qui est aussi le roman d'une génération. Avec "Armageddon Rag", que Folio réédite en poche, on a un magnifique roman qui transcende les genres et évoquent avec nostalgie, colère et fatalisme cette Amérique que tant d'hommes et de femmes ont rêvé de changer.





Sandy Blair est écrivain. Son premier roman a eu droit à un succès critique autant que public, mais tout cela s'est érodé avec le deuxième et le troisième et, lorsque s'ouvre le roman, il peine à dépasser la page 37 du quatrième... C'est alors qu'un coup de téléphone, pour le moins inattendu, va bouleverser sa vie.

Un coup de téléphone venu du passé, pourrait-on dire, d'une vie antérieure, même, lorsqu'il était journaliste pour un magazine symbole de la contre-culture de la fin des années 60 et du début des années 70, le Hog. C'est son ancien rédacteur en chef qui l'appelle, le même qui, 7 ans plus tôt, l'a foutu dehors sans ménagement et a fait depuis du magazine, une sorte de mensuel sur papier glacé consacré à l'art de vivre, bien loin des idéaux qu'il défendait lors de la décennie précédente.

Le genre d'appel qu'on a envie d'interrompre aussitôt parce qu'il vous rappelle l'ingratitude et la mesquinerie dont on a été un jour victime. Le genre d'interlocuteur à qui on a envie de violemment raccrocher au nez, à défaut de pouvoir écraser le combiné sur le nez en question. Je ne dis pas que c'est juste, je dis simplement que ça soulagerait.

Pourtant, lorsque l'homme explique ce qu'il attend de Sandy, celui-ci écoute. Et attentivement. Car, au-delà de la proposition qui lui est faite, l'écrivain est frappé par autre chose, qui le sidère et le réveille en même temps : la possibilité de se replonger dans un passé perdu, oublié, refoulé, même. La possibilité de retrouver toute une époque et les idéaux qui allaient avec.

Qu'en est-il exactement ? Eh bien, le rédacteur en chef du Hog voudrait que Sandy enquête sur un meurtre, rien que ça. Mais pas le meurtre de n'importe qui : celui d'un producteur de musique. Jamie Lynch est une figure de la musique pop, on lui doit la découverte et la célébrité d'un immense groupe des années 60 au destin tragique : les Nazgûl.

Un groupe emmené par un chanteur charismatique, véritable icone, Patrick Henry Hobbins, une musique qui a marqué une génération, des textes qui avaient su toucher au coeur et à l'âme ces jeunes gens qui contestaient la société américaine de leur temps, refusaient la guerre au Vietnam, les inégalités sociales ou raciales, la société de consommation, etc.

Un groupe entré dans la légende du rock puis devenu, un soir, par l'atroce magie d'un drame, un véritable mythe. Mais un mythe qui, au fil des ans, a pris la poussière. Disons-le, à part les fans de toujours, qui se raréfient, on a peu à peu oublié les Nazgûl et leur musique est aussi progressivement tombé aux oubliettes.

Il faut dire qu'en 12 ans, tout a énormément changé. Le "flower power" a laissé place aux années 80 du fric roi, le rock psychédélique a été remplacé par le disco. Désormais, on veut se trémousser sur de la musique écrite au kilomètre et des textes qui ne font pas mal à la tête, rien de plus. Le rock contestataire, c'est ringard, les idées qu'il défendait avec. Et puis, surtout, cette jeunesse là a grandi.

Mais, pour Sandy, dont la collection de disques occupe un pan de mur entier de son bureau, avec comme pièces maîtresses, les différents albums des Nazgûl, tout cela résonne bien différemment. il accepte donc la mission du reportage sur l'assassinat de Jamie Lynch, mais à ses conditions : il veut du temps. Le temps de faire son enquête, de retrouver les témoins et pourquoi pas, la piste du ou des assassins du producteur, tandis que la police du Maine, où a eu lieu le crime, patauge gentiment dans la semoule.

L'adjoint du flic qui mène l'enquête lui confirme, aucune piste ni même aucun embryon de piste, pour le moment. Mais, en découvrant la scène de crime et en apprenant les détails du dossier, Sandy est frappé par plusieurs choses : l'horreur de l'acte, d'abord, car Jamie Lynch a été massacré ; ensuite, tous les éléments relient cette mort aux Nazgûl, et ça ne peut pas être un simple hasard.

Intrigué pour de bon, Sandy laisse sa vie d'écrivain et de conjoint derrière lui et se lance à fond dans son reportage, son enquête au long cours, cherchant à retrouver aussi bien les acteurs directs, les membres survivants des Nazgûl, mais aussi ses amis, ceux avec qui il a partagé cette époque si particulière, lorsqu'il était un activiste, un gauchiste, un radical.

Commence un long voyage à travers l'Amérique du début des années 80, à la rencontre de musiciens qui ont été des stars avant de retomber dans l'anonymat et qui ont su gérer ou pas leur célébrité et l'argent. A la rencontre aussi de ceux qui, à la fin des années 60, portaient les cheveux longs et des jeans troués, mais surtout rêvaient de changer ce monde.

Parmi les amis de Sandy, anciens amis, plus exactement, car le contact a rarement été maintenu, certains ont été changés par le monde, pour devenir le contraire de ce qu'ils étaient alors, d'autres se sont accrochés à ces idéaux et cette contre-culture, au point d'en faire leur univers autarcique, d'autres enfin, ont vu leur existence radicalement bouleversé par cette lutte sans merci entre générations, entre l'Amérique de Papa et le monde qu'ils voulaient renverser pour mieux le reconstruire.

Personne n'est sorti indemne de cette époque, physiquement, psychologiquement, philosophiquement. Et Sandy, dans ce maelström, se rend compte brutalement que cela vaut aussi pour lui. Qu'il a bien changé, en 12 ans. Qu'il n'est plus le jeune homme révolté de cette époque, qu'il a ronronné et qu'il n'a surtout probablement pas trouvé encore sa voie...

Son reportage, son enquête, mais tout simplement aussi cette nouvelle vie faite d'errance à bord de sa Mazda rebaptisée Daydream, vont le replonger dans son propre parcours, son propre passé, ses propres infidélités, même inconscientes. Et puis, surtout, il va faire des découvertes pour le moins surprenantes...

Pendant que l'enquête de police officielle s'est trouvé un coupable idéal qui a une bonne tête d'erreur judiciaire, Sandy a en effet découvert que quelqu'un essayait de convaincre les Nazgûl de reprendre le chemin de la scène et des studios... Un quelqu'un bien mystérieux, discret et cachottier dont il ne connaît que le nom : Edan Morse.

Vous imaginez bien que Sandy n'est pas au bout de ses surprises. Mais, "Armageddon Rag" va bien plus loin encore que ce que l'on peut imaginer. Thriller fantastique, dit-on ? Roman qui commence par un meurtre rituel bien gore ? Chic, alors ! Eh bien, pas du tout. Nous ne sommes ni dans la surenchère de violence du "Trône de fer", ni dans une version rock d'Hannibal Lecter.

Non, ce roman de George R.R. Martin que Folio ressort est bien différent et ce classement en thriller fantastique est presque trompeur. En fait, ce livre s'inscrit dans cette tradition de la littérature américaine contemporaine à revenir sur ce changement majeur que furent, qu'on le veuille ou non, et même si c'est sans doute imparfait, ce tournant des années 60-70.

Musicalement, on va y revenir, politiquement, mais aussi sur le plan démographique, avec l'arrivée à l'âge adulte de ces baby-boomers qui vont chercher à rompre avec le modèle ancien hérité de leurs parents, voire grands-parents, socialement parce que ces mouvements sont politiques, philosophiques, raciaux, indépendamment, pour beaucoup, des milieux sociaux d'origine.

Martin appartient à cette génération, comme son personnage central, Sandy Blair. Et tout ce qu'il raconte, parfois teinté de nostalgie, d'un peu d'ironie, aussi, me semble-t-il, mais surtout de désenchantement, il l'a certainement connu lui-même. Et lui aussi s'est certainement posé la question de savoir ce qu'il restait de cette jeunesse dans l'adulte installé qu'il était devenu.

Si je parle d'appellation trompeuse, c'est parce que ce roman fleuve de près de 600 pages dans son édition Folio, n'est pas simplement une enquête sur un meurtre. C'est une quête initiatique avant tout, qui fait passer cette intrigue de thriller petit à petit au second plan, parce que les objectifs évoluent et changent au fil des rencontres de Sandy.

De même, si le fantastique est présent, il n'est pas omniprésent. On n'est pas dans un roman de fantasy, ici, mais vraiment dans un roman contemporain. Les manifestations du fantastique existent, elles sont réelles et je pense que chaque lecteur les observera de façon différentes. Pour moi, Martin joue dans ce registre entre manifestations véritables et souvenirs rejaillissant brusquement des placards mentaux où on les avaient rangé, sagement.

Car le coeur du livre, c'est bien ça : mais que sommes-nous donc devenus ? Qu'avons-nous fait de nos idéaux de jeunesse ? Sommes-nous si différents, ou plutôt si indifférents, de ce que nous étions ? Ce roman pourrait être sous-titré "qu'avons-nous fait de nos 20 ans ?" et j'aurais pu choisir aussi ce titre pour le billet.

C'est à la recherche de lui-même que va partir d'abord sans le savoir Sandy. Son enquête, même si elle va aboutir à des découvertes surprenantes, qui vont aussi contribuer à remettre bien des choses en cause, va bifurquer sensiblement. Mais, au-delà, ce que Sandy va devoir trouver, c'est ce juste équilibre entre idéaux et mise en application concrète.

Peut-être est-ce d'ailleurs aussi un des thèmes centraux du roman : comment mettre en oeuvre ses idées justes et belles, même à contre-courant, comment changer le monde qui ne se laisse pas toujours faire, sans basculer dans un radicalisme qu'on peut considérer comme contradictoire, par rapport aux idéaux d'origine.

Bon, en gros, ne peut-on pas concilier la personnalité en rébellion de sa jeunesse avec la personnalité plus posée et réfléchie de son âge adulte ? De ses amis ou connaissances croisées au cours de son périple par Sandy, peu sont véritablement heureux, c'est un fait, et il en fait partie. D'autres ont choisi la radicalité et peuvent sembler aussi inquiétants que ceux qu'ils dénoncent (oui, je sais, je suis un tiède, mais je suis en réalité assez éloigné de tous ces questionnements).

Si fantômes il y a dans "Armageddon Rag", ce sont d'abord ceux du passé, avec lequel Sandy a rompu sans vraiment larguer les amarres. Maintenant, je mentirais en vous disant que le fantastique ne sert qu'à jouer avec ces abstractions, non, bien sûr, il intervient plus avant, mais il faut aller loin dans l'histoire pour cela et ne pas forcément s'attendre à un déferlement. On est dans la sobriété et la principale magie qui opère est celle de la musique.

Si j'ai passé un aussi bon moment de lecture avec "Armageddon Rag", c'est évidemment pour son histoire qui, même si elle ne répond pas exactement, je me répète, aux critères d'un pur thriller fantastique, mais surtout parce qu'il baigne dans la musique pop rock des années 60 et 70. Une pure merveille dont je ne vais pas vous faire la liste ici, ce serait fastidieux.

Chaque chapitre renvoie à une chanson, pratiquement que des classiques, et lorsque ce sont des chansons un peu moins connues, ce sont des groupes emblématiques de cette époque, les Beatles, les Doors, Jefferson Airplanes, Grateful Dead, Creedance Clearwater Revival, Simon & Garfunkel, Dylan, Hendrix, les Stones, la comédie musicale Hair, etc., etc.

J'ai lu au son de ces chansons, certaines familières, d'autres moins, et j'ai été bercé par toute cette contre-culture, comme on dit, qu'elle sous-tend. La force de Martin, c'est de réussir à nous faire entendre jusqu'à la musique et aux mots des Nazgûl, dont il parle si bien. Les mots, bon, c'est un peu plus simple, mais cet "Armageddon Rag", morceau de plus de 20 minutes, typique de cette époque où l'on ne se contraignait pas aux formats radiophoniques, où rien n'était calibré, fabriqué comme maintenant, c'est comme si je l'entendais...

Et plus j'avançais, plus je trouvais que ce roman, paru il y a plus de 30 ans, restait d'une brûlante actualité. Sur les questions générationnelles qu'il pose, sur les idéaux, noyés parfois dans la masse, sur les aspirations culturelles, politiques, musicales d'une époque... Le bégaiement de l'histoire est flagrant et si ce n'est pas le disco qui, cette fois, tue les musiques plus créatives, les textes plus profonds ou engagés, les rythmes moins uniformisés, c'est une espèce de variété sirupeuse et creuse qui envahit les ondes comme une crue ayant fracassé toutes les digues.

Et finalement, l'impression qu'il faut, pour s'accomplir pleinement, lutter contre cette hypnose permanente qui nous est proposée, si séduisante, si facile d'accès, mais si vide de sens et d'orientations. Je ne suis ni un rebelle, ni le troll que certains veulent voir si complaisamment en moi, non, je suis juste quelqu'un qui a peur du vide. Et ce monde actuel l'est tellement, et à tous points de vue, que j'en ai quotidiennement le vertige.

Et même si je n'ai pas un caractère à "bouillir de rage", j'aspire à mieux. A des idéaux plus riches, profonds, différents... Un monde où "culture" ne serait plus un vain mots, servi à toutes les sauces mais surtout les plus claires. Un monde où l'on tirerait tous ensemble vers le haut, plutôt que de revendiquer comme un évidence le besoin de chacun de tirer vers le bas.

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