dimanche 7 décembre 2014

"N'avoue jamais, mon ami. Si tu avoues, ils te gardent pour toujours".

Voici un roman qui dormait gentiment dans une pile (j'aime bien les piles...) jusqu'à ce que son adaptation au cinéma me donne envie de le lire. Sans avoir vu le film, ni avant, ni depuis la lecture, je le précise. Un roman assez étrange, à la fois dans la continuité de ce que fait son auteur depuis plusieurs années, mais qui détonne et dénote par son atmosphère curieuse, j'y reviendrai, mais je ne veux pas dévoiler toutes mes batteries dans ce préambule. Avec "Un homme très recherché", publié en 2008, disponible au Seuil en grand format mais aussi en poche, chez Points, John Le Carré poursuivait sa critique de cet ordre mondial qu'il déteste et qu'il avait commencé à dénoncer dans "la constance du jardinier", en particulier. Lui, l'ancien espion, n'aime pas les libertés que prennent les vainqueurs de la guerre froide avec les idéaux qu'il a défendus...




Qui est donc Issa ? Arrivé sans crier gare à Hambourg un beau jour, il a été recueilli par une mère et son fils boxeur, de nationalité turque. Si Leila, la mère, traite le jeune homme avec tous les égards que lui impose l'Islam, en termes de charité et d'aide à un autre croyant, Melik, le fils, en a vite assez de ce mystérieux garçon qui se comporte chez lui comme un coq en pâte.

Mais qui est donc Issa ? Peut-on croire le récit rocambolesque de ses origines et son périple fou depuis la Tchétchénie, où il affirme être né, d'une femme Tchètchène et d'un général russe ? Faut-il donner crédit à son parcours depuis les geôles turques jusqu'au nord de l'Allemagne, via la Suède et le Danemark via une filière qui sent (pas) bon le trafic humain ?

Que penser de son discours sommaire, expliquant qu'il veut devenir médecin et repartir ensuite soigner les gens en Tchétchénie alors que rien n'indique que ce jeune homme d'une vingtaine d'années ait le bagage pour y parvenir ? Enfin, que croire, lorsqu'il affirme avoir hérité de son père biologique une fortune qui dort dans un coffre, ici, à Hambourg ?

Si Leila ne semble même pas se poser ces questions, Melik, lui, a clairement des doutes. Pourtant, ce drôle de bonhomme, son allure décharnée, ses souffrances manifestes, mais aussi une fouille indiscrète, une nuit, ont mis le doute au boxeur. Une autre personne, elle, ne va pas se poser autant de questions, en tout cas, et apporter son aide et son savoir-faire à Issa.

Elle s'appelle Annabel Richter et elle est avocate. Elle travaille pour une ONG qui prend en charge les migrants et essaye de trouver des solutions, tant pour l'hébergement que les démarches administratives. Cet OVNI d'Issa, quoi qu'elle puisse penser de son étrange discours, ne fait que renforcer ses convictions.

Alors, pour lui, elle prend contact avec la banque dans laquelle dormirait depuis un bail la fortune du père d'Issa, si tant est que tout cela existe, le père, l'argent, le coffre, etc. Or, la banque, elle existe bien. Mais, il ne s'agit pas d'une succursale d'un grand groupe bancaire transnational et tentaculaire. Non, c'est une petite banque familiale, installée à Hambourg mais tenue par une famille anglaise.

Désormais, c'est un homme désabusé, proche de la soixantaine et qui se verrait bien vendre tout ça pour couler enfin des jours tranquilles, Tommy Brue, qui dirige cette banque, dans une situation bien précaire. Tommy est le fils du fondateur de la banque, dont tout le monde a abrégé au fil des ans le nom pour ne garder que ce "Frère" mensonger, car il n'y a jamais eu de frère...

Et, lorsque Tommy rencontre Annabel, un rendez-vous discret, pour ne pas dire quasiment clandestin, ce qu'il entend le glace. Le renvoie au temps de son père. Au temps des relations d'affaires un peu louches que celui-ci avait nouées au fil des ans. Le compte auquel prétend Issa est un de ces comptes "spéciaux" dont Tommy aurait voulu ne plus jamais entendre parler...

Malaise ? Oui, mais pas seulement... Se forme alors un étrange triangle, Issa, Annabel, Tommy, dont les destins, vont se croiser, se compléter et se sceller. Ah, avec le mot triangle, je vois une lueur dans votre oeil s'imaginer... un tas de choses... Oui, je l'emploie à dessein, ce mot, mais pas comme vous l'entendez, bande de coquins !

Entre eux, vont se tisser des relations ambiguës, pleines de non-dits, d'interrogations personnelles, en tout cas pour ce qui concerne Annabel et Tommy. Car, Issa, lui reste imperturbable, laconique, changeant, calme et presque poète à un moment, colérique et désespéré à un autre... Un vrai personnage de roman russe...

Mais surtout, comme les autres personnages, d'ailleurs, le lecteur s'interroge constamment sur qui est véritablement Issa. Issa, le nom arabe de Jésus, ce qui n'est pas sans ajouter au trouble par moment... Un prophète ? Un messie ? Ou un affabulateur ? Pire encore... Peu importe, ce garçon dont les paroles et la personnalités semblent tellement en décalage, qui paraît ne pas avoir une pratique et une connaissance de l'Islam très approfondies, assène ses vérités, son histoire, sans jamais dévier.

Annabel est fascinée par l'énergumène, si fragile, si mystérieux et surtout, susceptible d'être à tout moment arrêté et renvoyé on ne sait où, mais certainement pas dans un lieu où il sera le bienvenu. Tommy, qui se bat déjà avec une situation personnelle assez complexe, voit rejaillir les vieux démons familiaux mais aussi, l'occasion de tourner une page...

Complices malgré eux de cette affaire, ces deux-là, en rupture de ban, en quête d'un idéal ou tout simplement, d'un certain bien-être, se rapprochent tandis que grandit la tension entourant Issa, dont la présence à Hambourg est loin d'être passée inaperçue. Car, ne vous y trompez pas, Issa, Annabel et Tommy, s'ils sont l'élément central de ce roman, sont loin d'en être les seuls protagonistes...

J'entre dans la partie délicate de ce billet, car je n'ai pas envie d'en dire trop sur la suite du roman. Mais, le nom même de John Le Carré vous laisse imaginer qu'on n'est jamais très loin de voir intervenir quelque service secret. C'est le cas, en effet. Mais, je ne vais pas vous raconter l'impitoyable mécanisme que l'auteur britannique a mis en place dans ce roman.

En revanche, je peux évoquer certaines choses, à commencer par cette peur panique du fléau islamiste qui étreint les nations occidentales depuis le 11 septembre 2001. Elle est au coeur du livre et s'incarne dans cet étrange et hirsute bonhomme, Issa, qui cumule les facteurs inquiétants. Parmi toutes les hypothèses citées plus haut, il en manque une : pourrait-il être un terroriste ?

En plaçant son intrigue à Hambourg, John Le Carré n'agit pas par hasard. C'est de là que sont partis les auteurs des attentats new-yorkais. Mais, on est aussi en Allemagne, pays dont les relations avec la Russie d'une part, l'Angleterre de l'autre, mais aussi la Turquie, sont très importantes. Bref, tout est réuni pour une bonne vieille psychose...

Il y a, dans la deuxième partie du livre une réflexion passionnante, et assez flippante, je dois dire, sur la notion de risque. Quel risque est tolérable dans nos sociétés contemporaines, qui ont un peu la trouille de tout, disons-le ? Et comment combattre ce risque, avant que, éventuellement, il ne se matérialise... ?

Avec ce nerf de la guerre qu'est l'argent, encore et toujours, qui circule désormais à la vitesse des signaux virtuels, en quelques clics, instantanément. A-t-on raison d'avoir peur ? Mais comment répondre à ça ??? Il est facile de dire non, c'est une réponse politiquement correcte, sans doute. Le danger existe, c'est vrai.

Mais ce que dénonce John Le Carré est ailleurs. Petite précision avant de poursuivre. J'ai indiqué dans le préambule que "un homme très recherché" était sorti en 2008. Ce n'est pas pour rien : ce roman est une violente charge contre les gouvernements occidentaux, particulièrement anglo-saxons, en place jusqu'à cette époque. Allez, citons-les, l'administration Bush et le cabinet Blair.

Parce que ce sont les méthodes de lutte anti-terroristes qui sont dénoncées par John Le Carré ici. Des méthodes connues, condamnées par l'opinion publique internationale, qui ont suscité des scandales retentissants mais trop vite oubliés... Et qui ont disparu quand les deux chefs d'Etat que je viens de citer ont quitté leurs fonctions.

Or, qui dit que tout cela ne s'est pas poursuivi ensuite ? L'administration Obama, très ferme sur ses questions à son arrivée à la Maison-Blanche, a, par la suite, été beaucoup moins active et transparente... Derrière le roman de Le Carré, ce sont donc les armes que l'on peut utiliser pour lutter contre un adversaire aussi difficile et insidieux que cette menace islamiste... Mais cela donne-t-il tout les droits, y compris celui de bafouer le droit ?

Issa se rend-il compte de l'intérêt qu'il suscite ? Sans doute pas, et de toute façon, rien ne semble vraiment le concerner, à part son ambition de devenir médecin et de récupérer l'argent de son père pour s'en débarrasser au plus vite. En revanche, Annabel et Tommy, eux, vont vite comprendre que cette relation de travail, malgré le côté affectif qui y intervient, est plus dangereuse qu'un convoi de déchets radioactifs.

Ce qui se tisse autour d'eux les dépasse largement. Et rien n'y est clair, rien. Mais, ces sensibilités, qui s'expriment dans ce livre, qu'elles soient plus modérées, ou franchement radicales, ne pourront rien face à l'inéluctable. La morale, l'éthique, le droit, appelez ça comme vous voulez, tout cela ne pèsera pas lourd lorsque frappera l'arbitraire...

Le regard que porte Le Carré sur les pratiques qu'il dénonce est clairement moral, mais pas moraliste. La nuance est importante. Lui-même a dû connaître des coups bien tordus dans sa longue et mouvementée existence. A l'époque où les deux blocs s'affrontaient, personne ne s'embarrassaient vraiment de ces contingences, ce qui n'empêchait pas d'avoir quelques valeurs bien ancrées en soi.

Mais, ce que le maître du roman d'espionnage réalise avec ce roman, c'est faire un pont entre la Guerre Froide et ce nouveau conflit larvé et inédit que d'aucuns appelleraient choc des civilisations, d'autres guerre contre le terrorisme, peu importe le vocable, et qui oppose les nations occidentales à ceux qui ont dévoyé l'Islam pour en faire une idéologie mortifère, aux antipodes de son message, de sa culture ancestrale.

Je ne sais pas si l'on peut vraiment comparer les deux ennemis désignés, communisme hier et islamisme aujourd'hui, et je ne pense pas que Le Carré le fasse. Non, ce qu'il observe, c'est bien la réaction occidentale et ses abus, qu'il dénonce comme il a dénoncé dans "la constance du jardinier" les dérives des conglomérats pharmaceutiques.

Mais, par rapport à cet autre roman, les deux étant, à mes yeux, dans la même lignée, un élément majeur change : le ton employé. "La constance du jardinier" est un roman très noir, dans le fond, comme das la forme. Dans "Un homme très recherché", la forme est autre, presque légère. En fait, on pourrait presque se croire, par moments, dans une comédie romantique. D'où mon allusion au fameux triangle.

Annabel n'est pas Bridget Jones, mais elle est idéaliste, et donc, forcément un peu naïve pas moments. Quant à Tommy, sa mauvaise conscience le taraude depuis si longtemps, la perspective de solder enfin tous ses comptes, dans tous les sens de l'expression, le pousse peut-être à une certaine imprudence ou inattention. Suffisant pour que le piège se referme sur eux.

Mais, avant le terrible dénouement, qui laissera le lecteur dans un déséquilibre terrible et un questionnement sans issue, il va y avoir du badinage, de la séduction, des relations complexes qui vont naître et des interrogations qui vont se former. Comme si l'éternelle alchimie qui relie les hommes et les femmes depuis la nuit des temps, permettaient d'évacuer toutes les tensions, tous les risques.

Les évacuer, mais provisoirement, et certainement pas les effacer. Hélas pour eux trois. Et même pour quelques autres participants à cette intrigue, qui vont voir leurs idéaux rudement mis à l'épreuve. Et leur amour-propre, leur confiance en l'être humain salement écornés. Malgré la tension, malgré le drame qui se noue, toute la première partie du livre se déroule sur un ton assez léger, non dénué d'humour.

Le décalage que crée l'irruption d'Issa dans les vies bien rangées de tous peut parfois prendre des formes presque comiques, l'humour sans illusion de Tommy, digne héritier d'Oscar Wilde, fait mouche et, avant qu'on ne commence à comprendre que rien n'est simple dans cette affaire et qu'un étau va se refermer sur eux, on sourit souvent. Mais pas jusqu'au bout.

Je parle un peu par énigmes, pardonnez-moi, mais je voulais évoquer tous ces aspects et, sans trop en dire sur les faits racontés dans "Un homme très recherché", c'est un peu un exercice de funambule. C'est un roman assez particulier, composite, déroutant, effrayant, aussi, qui laisse la bouche sèche et le dégoût aux lèvres quand on en tourne la dernière page.

En se demandant si, le fameux modèle de civilisation que nous affirmons défendre contre l'ennemi invisible mais, nous dit-on, présent partout autour de nous, à l'affût de la moindre occasion de nuire, nous ne serions pas les premiers à le remettre en cause quand ça nous arrange, pour justifier l'injustifiable. Et pire, ce que l'on condamne dans le camp d'en face...

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire