vendredi 2 janvier 2015

"C'est par l'affrontement des corps que la sagesse se transmet".

Voici un roman que j'ai lu il y a quelques semaines, maintenant, et auquel j'ai eu peur de me frotter, je dois l'avouer. A chaque fois que je commence un billet, j'ai la préoccupation première de ne pas trahir le livre et son auteur, et j'espère y parvenir le plus souvent. Mais, j'essaye aussi de rendre, quand c'est nécessaire, ce qui a pu me faire vibrer au moment de la lecture, et c'est loin d'être toujours facile. Avec "Rivage des intouchables", de Francis Berthelot, je me retrouve dans cette situation. Ce roman, publié chez Denoël en 1990, est désormais disponible chez Folio SF et c'est l'occasion de plonger dans un univers d'une grande richesse, dans un récit de science-fiction qui nous parle bien de nous et de notre époque mais qui délivre surtout un message de tolérance et d'universalité d'une grande force. Et évoque la fin de la parenthèse enchantée des années 70, lorsque le sida a fait son irruption au début des années 80...



La planète Erda-Ramm se divise en deux civilisations rivales, incompatibles, qui se complètent autant qu'elles se repoussent. D'un côté, il y a les Gurdes, civilisation de la terre, du sable, dont le corps est couvert d'écailles ; de l'autre, se trouvent les Yrvènes, peuple de la mer, qui sont, pour leur part, couverts de pigments sur une peau lisse et muqueuse.

Mais, car il y a un mais, Erda-Rann est avant toute une planète maritime. La mer y tient la plus grande place et, surtout, cette gigantesque étendue d'eau est une entité vivante, baptisée Loumka, une sorte de divinité qui est à elle seule la conscience et le principal pouvoir décisionnaire de la planète. Elle ordonne, les peuples exécutent. Et ne se mélangent pas.

Oh, les générations adultes n'en ont guère l'envie, car cela fait tant de temps que les deux civilisations sont à couteaux tirés que personne chez les Gurdes comme chez les Yrvènes, ne pourrait imaginer côtoyer ceux de l'autre communauté. Mais la situation est différente chez les jeunes générations qui vont être élevées et grandir pour la première fois dans un climat pacifié.

En effet, la dernière guerre entre Gurdes et Yrvènes a été si épouvantable que, lorsqu'on y a enfin mis un terme, on a décidé de fonder une paix durable, une coexistence sur cette planète, mais pas de mixité. Et, pour asseoir cet état de fait, pour être bien certain que Gurdes et Yrvènes n'iront pas se mêler les uns aux autres, la Loumka a imposé aux deux peuples la Loi d'Instinct.

Une Loi impitoyable qui interdit tout contact physique de quelque sorte que ce soit entre un(e) Gurde et un(e) Yrvène. Pas la moindre caresse, pas de poignée de main, et, évidemment, aucun rapport intime ou sexuel. Rien qui puisse permettre aux écailles des uns de toucher les pigments des autres. Et réciproquement. Enfreindre la loi d'Instinct serait un crime, un péché capitaux.

C'est dans ce contexte que naît Arthur, un enfant Gurde, quelques mois après la fin du dernier conflit, terrible guerre qui a laissé les deux communautés si mal en point qu'elles ont décidé de cet accord en trompe-l'oeil. Très jeune, lors de vacances au bord de la Loumka, il se sent, malgré ses origines, irrésistiblement attiré par la mer. Cette mer dans laquelle il ne peut plonger.

C'est lors de ces mêmes vacances qu'il va rencontrer Cassiãn, un garçon un peu plus âgé que lui. Et un Yrvène. De la graine de voyou, je ne sais pas pourquoi, il me fait penser à James Dean, celui de "la Fureur de vivre", c'est bizarre, les idées qu'on a en tête quand on lit. Mais surtout un garçon au charisme incroyable, qui fascine Arthur.

C'est avec lui que Arthur va enfreindre la Loi d'Instinct pour la première fois. Devenir ce qu'on appelle un transvers, statut pire que celui des Intouchables en Inde. Plus tard, des années plus tard, devenu de jeunes adultes, ils se retrouveront, au même endroit. Presque par hasard. Retrouveront leur complicité, immédiatement. Puis s'entoureront d'amis, tous en révolte contre la Loi d'Instiinct, issue d'un passé révolu à leurs yeux et qui les empêche de vivre leur existence comme ils l'entendent.

Dans la ville des bords de la Loumka où se sont connus Arthur et Cassiãn va alors se constituer une nouvelle communauté, plus bohême, constituée d'artistes, de marginaux, mais aussi de personnes qui ne veulent pas vivre sous le joug de la Loi d'Instinct et veulent briser le carcan que la Loumka impose aux Gurdes et aux Yrvènes.

Ils appartiennent à ces deux peuples, de différentes races, ethnies, orientations sexuelles, la couleur de leurs écailles et de leurs pigments varient. Ils sont tous différents mais ne forme enfin qu'une seule famille humaine. Au point de se faire implanter des pigments ou des écailles, pour marquer leur volonté de partage, comme on ferait des tatouages.

Au milieu de cette joyeuse bande, qui a laissé ses problèmes derrière elle, mais reste marquée, individuellement, par les discriminations et le rejet dont ses membres ont ou font l'objet, Arthur et Cassiãn vont développer une amitié qui transcendent toutes ces différences, leurs origines, même, qui ne les prédisposaient sans doute même pas à se rencontrer un jour...

Jusqu'à ce que la maladie ne se déclare et devienne épidémie...

Une maladie qui ne touche que les Transvers, que ceux qui ont choisi de ne plus respecter la Loi d'Instinct. Un fléau divin ? La preuve de l'incompatibilité entre Gurdes et Yrvènes, qui s'empoisonneraient les uns, les autres ? "Ce qui me paraissait juste (dans mon enfance) est devenu porteur de mort", dit même Cassiãn.

Mais laissons le récit à ce point, peut-être suis-je même déjà allé trop loin. Parlons du personnage d'Arthur. Un garçon né dans une famille gurde traumatisée par la dernière guerre et pour qui sa naissance est un bienfait mais aussi une source d'angoisse. D'autant que le jeune garçon s'avère vite... spécial. Quasi muet et pourtant utilisant les mots de manière exceptionnelle.

Très inhabituel, car les Gurdes sont plutôt un peuple manuel, les arts sont plutôt le domaine des Yrvènes. Or, très tôt, Arthur va afficher son ambition : devenir écrivain. Voilà qui en fait encore un peu plus un être à part. Mais, on comprend vraiment qu'il a cette fibre en lui, cette sensibilité profonde, mais aussi une difficulté à affronter les problèmes.

Tout cela le poussera parfois à des choix contestés par d'autres, y compris par Cassiãn et même au plus fort de l'épidémie. Il est sincère mais désemparé, ce n'est pas son courage qui est en cause, mais simplement sa volonté de faire cesser la catastrophe en revenant en arrière, quand son ami, lui, toujours aussi rebelle, ne voudra pas entendre parler d'un retour à la Loi d'Instinct.

Je ne pense pas révéler un secret en disant qu'il me semble qu'il y a beaucoup de Francis Berthelot dans le personnage d'Arthur. Quelques points autobiographiques distillés ça et là, avec énormément d'élégance, afin de lui permettre aussi de raconter cette période des années 80 qui l'a tant marqué, qui l'a tant bouleversé.

Bien sûr, cette "épidermie", pour reprendre le nom qu'on donne à la maladie dans "Rivage des Intouchables", fait rapidement penser au sida et certains passages sont vraiment poignants, très durs, mais nécessaire. Indispensables pour rappeler que, dans ces débuts, la "maladie des pédés et des drogués", pour reprendre un vocable hâtivement défini, a fait des ravages.

Et qu'il fallait lutter seuls. Parce que, à l'exclusion dont étaient déjà victimes ceux qui ne se fondaient pas dans le moule, vient s'ajouter cette espèce de peste qui les isole encore plus, leur vaut d'être encore plus exclu. Drôle d'impression de voir tous ces braves gens s'estimer à l'abri et pourtant craindre la contamination... Bref...

La souffrance que provoque l'épidermie est terrifiante, donnant aussi à ce mal une dimension qui dépasse tout autre mal connu et renforce l'impression de châtiment, qu'il soit le fruit de la colère de la Loumka ou autre. La situation devient alors inextricable et, pire que tout, la culpabilité finit par s'installer chez ces êtres qui l'avaient toujours combattue...

Pourtant, je trouve qu'il serait restrictif de limiter les questions abordées à la simple situation des homosexuels. Evidemment, elle est au coeur du récit, mais ce sont toutes les formes de discriminations qui sont dénoncées dans le roman, à travers des personnages dont la peau, cette frontière naturelle qui est la nôtre et qu'on peut choisir de rendre mitoyenne ou pas, les oblige à garder leurs distances.

Je l'ai dit plus haut, mais certains personnages incarnent d'autres formes de discrimination, comme le racisme, dont la formidable Léonore est l'exemple parfait. Il y a, dans cette volonté de briser la Loi d'Instinct, d'abattre toutes les cloisons qui séparent les êtres, un message plein d'humanité et d'universalisme qui se heurte encore aux conservatismes de tous poils.

Mais, ne nous arrêtons pas là. "Rivage des Intouchables", c'est aussi une écriture remarquable qui fonde l'univers d'Erda-Ramm. Un univers incroyablement visuel et coloré. Visuel, parce qu'il faut rendre cette étrange planète, ses décors, son urbanisme, cette mer, qui évolue en fonction des humeurs de Loumka... Et coloré, parce qu'il y a toutes ces peaux différentes, dans leurs substances, comme dans leurs tonalités.

Il faut rendre cette dimension très particulière qu'on pourrait assimiler au toucher, puisque tant de choses reposent sur ce sens, dans ce livre. Mais, il n'est pas le seul à être stimulé : la vue et l'ouïe tiennent aussi une bonne place. Il faut faire passer tout cela et, sur ce plan, on voyage vraiment sur cette planète qui paraît à la fois si bizarre et pourtant si proche de la nôtre.

Cette écriture nous plonge aussi dans un univers très poétique, assez lunaire, à l'image de ce qu'est Arthur. Cela glisse tout seul, cela nous emporte dans la première partie. Puis, on participe à la fête, à l'explosion que représente la période entre la volonté de remettre en cause la Loi d'Instinct et l'apparition de la maladie. La parenthèse enchantée, très contagieuse...

Enfin, il y a la noirceur profonde et le désespoir terrible de la dernière partie du livre, lorsque tout ce qui a été construit en prenant tant de risques, tout ce qui a été obtenu par la force de l'amour, du respect, de l'union de ceux qu'on a toujours voulu séparer, s'écroule comme un château de cartes. Tant d'effort réduits, non pas à néant, mais à l'état de ruines. La nuance est sensible : l'épidermie ne détruira pas tout, ne déracinera pas ce qu'ont planté les Transvers.

Voilà, j'arrive au bout de ce billet et, comme prévu, j'ai le sentiment de ne pas rendre justice à ce beau roman, à la fois doux, violent, profond et humain. Je l'ai lu près d'un quart de siècle après son écriture et j'y ai vu des problématiques qui sont toujours autant d'actualité. Les partisans de la Loi d'Instinct se font entendre avec force, sur Terre, et l'harmonie entre les êtres ne règne toujours pas...

J'ai été remué par ce texte et par ce qui s'en dégage. Sans fard, sans filtre, c'est la douleur et la révolte qui s'expriment, mais aussi l'impuissance devant le mal qui s'est répandu si vite, si fort, qui a emporté tant de personnes en si peu de temps. "Rivage des Intouchables", c'est aussi cela, un hommage aux chers disparus tombé aux champs d'honneur de la liberté et de la tolérance. De l'amour et de l'amitié.

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