samedi 28 mars 2015

"Quand on a une fois offensé un Corse, il ne faut se fier à lui ni durant ni après sa vie" (Proverbe corse).

C'est un véritable western, que je vous propose de découvrir, aujourd'hui. Mais il ne se déroule pas dans les Grandes Plaines, au Far West, dans la Californie de la ruée vers l'or ou dans le désert du Nevada. Non, c'est en Corse, que nous allons, la Corse du XIXe siècle, en proie à ces bandits entrés dans la légende par leur violence, leur cruauté, mais aussi, à leur façon, leur honneur... La vendetta permanente... C'est au crépuscule de cette époque que se déroule "Orphelins de Dieu", de Marc Biancarelli, publié chez Actes Sud, un roman dense, puissant, à la fois sombre et terriblement lumineux, servi par une écriture magnifique et incroyablement visuelle. Enthousiaste, moi ? Oui, très clairement, car c'est pour ce genre de romans que j'aime lire, ceux auxquels j'ai l'impression d'assister en direct, de tout voir, de tout ressentir... Et puis, surtout, il y a au centre de ce livre, un fascinant et improbable duo. Et impitoyable, malgré tout.



Vénérande vit seule avec son frère dans un coin reculé de Corse. Quand on dit reculé, c'est vraiment reculé, en pleine montagne, loin de tout. Et la jeune femme doit tout faire car son frère n'est plus capable de l'aider. Un jour, alors qu'il gardait un troupeau, il a été attaqué par un groupe d'hommes venus se servir parmi les bêtes.

Mais les voleurs de bétail ne se sont pas arrêtés là. Tous les quatre, sur les recommandations du chef de la bande, un homme aux yeux vairons, se sont acharnés sur le garçon, le défigurant et le laissant traumatisé au point qu'il ne s'en est jamais remis. Physiquement, parce que les cicatrices terribles qu'ils lui ont laissées ne s'effaceront jamais et parce que, faute de langue, il ne parlera plus.

Et puis, dans la tête aussi, ça a coincé, à partir de ce jour-là. Le frère de Vénérande n'était déjà pas le plus éveillé des garçons de l'île, mais la dérouillée qui lui a été savamment administrée a fait de lui un éternel enfant, incapable de penser et d'agir comme tout un chacun. Peut-être aurait-il mieux valu qu'ils le tuent, mais ils l'ont laissé ainsi, au grand désespoir de Vénérande.

Alors, un jour, elle quitte sa maison au milieu de nulle part et gagne la ville voisine. Oh, elle n'y vas pas par hasard, elle a même une idée bien précise en tête : offrir une forte somme d'argent à un homme pour qu'il retrouve les bourreaux de son frère et les tue. Pas d'alternative, une vendetta dans les règles et sans espoir de retour ; soit elle sera vengée, soit elle aura tout perdu, y compris sa vie.

Là encore, elle ne fait pas cette démarche par hasard. Elle sait que dans un des débits de boisson de cette ville, elle trouvera en train de boire ses derniers deniers un certain Ange Colomba. Ange, ça a été un cador, une épée, moi, j'suis objectif, on parlera encore de lui dans cent ans, aurait pu écrire Michel Audiard sur cet homme.

Un bandit vrai de vrai, un des derniers survivants de cette époque mythiques des bandits corses qui ont mis l'île en coupe réglée et que personne, si ce n'est eux-mêmes, par vengeances et massascres successifs, n'a réussi à arrêter. Ange, dans sa jeunesse, après la chute de l'Empereur, a fait partie de la bande d'un des plus célèbres d'entre eux : Théodore Poli.

Par la suite, il a survécu quand la plupart de ses compères sont morts, et pas de vieillesse dans leur lit. Lui-même, chaque jour que Dieu a fait et fait encore, n'en revient pas de survivre. Car, il le sait, son destin, c'est de finir truffé de plomb, comme tant d'autres avant lui. Jusqu'à présent, il a toujours été du bon côté du fusil et a gagné dans l'affaire un surnom qui fait frissonner à travers l'île quand on le prononce : l'Infernu, l'Enfer.

Mais, lorsque Vénérande vient lui proposer son marché, l'Enfer jette manifestement ses derniers feux. L'homme est vieux, usé, abîmé, plus souvent ivre qu'autre chose, malade, au bout du rouleau... Il n'est pas certain de pouvoir réussir ce que lui demande la jeune femme. Mais il sait un chose : ce sera sa dernière campagne, quoi qu'il arrive. Parce que soit il y reste, soit il n'aura plus assez de temps pour dépenser ce qu'elle lui offre, même en choisissant les alcools les plus coûteux. Et à un contre quatre...

Malgré ton, son instinct premier lui dit de refuser ce marché. Pour elle. Il n'est pas dupe, Ange, il sait d'expérience comment tout cela fonctionne, les interminables spirales de violence qui se déclenchent sur cette île depuis toujours et traversent les générations. Et la gamine, pour lui, c'en est une, elle n'a pas les épaules pour cela. Les gars qu'elles veut voir refroidis, ce ne sont pas des tendres. Car, celui aux yeux vairons, Ange le connaît...

Finalement, c'est la détermination de la jeune femme qui va l'emporter. De l'airain, et de la lave dans les veines, cette Vénérande. S'il avait refusé, elle n'aurait pas renoncé, aurait cherché un autre pour accomplir ses basses oeuvres, un moins bon que lui, et elle aurait été bien plus en danger. Alors, il ira, dessoudera tout ce beau monde et basta. Enfin, s'il tient jusque-là et se montre plus malin qu'eux...

Vénérande et Ange, c'est l'alliance de la carpe et du lapin, de l'ange et du démon... Ils sont tellement différents, il est vieux, elle est la jeunesse, elle est ravissante, il n'est plus qu'un cadavre ambulant, elle est déterminée, il est au bout du chemin, elle est en colère, il est désabusé, elle est timide, il bouillonne encore de violence... Et pourtant, c'est ce curieux attelage qui va partir en guerre...

Une quête de vie et de mort, de vengeance et d'absolu, d'accomplissement et aussi, malgré tout, de rédemption. Car Ange le sait, pour une fois dans sa chienne de vie, dans son existence d'orphelin de Dieu, il agira du côté du bien, dans cette histoire, en châtiant des hommes de son acabit, des monstres sans coeur, sans âme. Sans honneur.

Et, tout au long de cette recherche, alors que Vénérande se referme comme un coquillage, Ange raconte son glorieux passé. Enfin, glorieux... Il raconte comment le jeune garçon destiné à reprendre la ferme familiale est devenu un bandit craint et redouté à l'infernal surnom. Réveillant ainsi la cohorte de spectres qui le hantent au fur et à mesure qu'il se rapproche de la fin.

Mais bien plus que l'histoire elle-même, intéressante, profonde, bien plus que cette étrange relation que nouent Vénérande et Ange, bien plus que ce passé aux allures d'Armée furieuse, ce qui fait la force, que dis-je, la puissance du roman de Marc Biancarelli, c'est son écriture, qui sublime véritablement le récit.

Une écriture au cordeau, sèche mais pas aride, descriptive mais pas chiante, capable de créer un climat sombre et oppressant et pourtant, plein de lumière et d'éblouissement. C'est simple : Marc Biancarelli écrit, on y est. On voit, de nos yeux, la scène se dérouler. On ressent tout, le climat, les odeurs, les sons, la tensions, tout, on est dans l'histoire.

Me sont revenus en mémoire des sensations connues lors de la lecture d'un roman en particulier, pas de son ensemble, d'ailleurs, mais de sa première partie : "le soleil des Scorta", de Laurent Gaudé, autre auteur Actes Sud. La même impression de sentir la chaleur sur ma peau, le soleil, quand il est là, me réchauffer, me cuire, ou la nuit me faire frissonner.

Il y a, pour moi, dans l'écriture de Biancarelli, comme dans celle de Gaudé, cette capacité à faire ressentir aux lecteurs jusqu'aux détails les plus infimes, tout en les embarquant dans l'histoire presque malgré eux. Chaque phrase est ciselée, aucun mot n'est inutile, c'est rude comme la Corse et en même temps terriblement envoûtant.

Mais cette écriture-là n'épargne rien, à commencer par la violence, qu'elle rend également parfaitement, douloureusement. Et il n'en manque pas, dans "Orphelins de Dieu". C'est un livre dur, sanglant, mais la violence est aussi dans les rapports humains, dans la déshumanisation de ces bandits qui, peu à peu, deviennent stricto sensu des desperados et des êtres sans foi ni loi.

Des chiens de guerre retournés à l'état sauvage, voilà dans quelle meute Ange est devenu démon. Peut-être même le pire de tous, puisqu'il a survécu sans jamais se ranger. Cette troupe, avec sa hiérarchie, ses codes, ne défend aucun idéal. Ses membres prennent même sans doute plaisir aux rapines, aux bagarres, aux fusillades, aux meurtres...

Ils sèment la désolation sur leur passage, on ne les admire plus, on les fuit, on a peut d'eux. On veut les abattre. Il n'y a plus de retour en arrière possible et, au fur et à mesure que ses compagnons disparaissent, parfois après avoir cru qu'on pouvait quitter une telle carrière, Ange va assimiler l'idée que seul la mort mettra un terme à cette cavalcade...

L'Infernu est épuisé, lorsque Vénérande vient le trouver. Elle n'a pas l'air, jolie comme elle est, mais elle est la faucheuse, enfin, celle qui vient lui mettre en main le marché qui achèvera ce parcours imprégné du sang des victimes. On se dit que, dans l'état dans lequel on le découvre, il pourrait croire à une mort, si ce n'est douce, au moins naturelle.

Mais, pas du tout, l'Infernu sait que la boucle doit être bouclée et qu'elle ne le sera que s'il en finit sur le terrain. Et c'est parti pour un dernier tour de piste. Sanglant, forcément sanglant. Histoire de graver les dernières lignes de cette légende qui devrait lui survivre. Mais que va-t-il rester de la légende de l'Infernu, le dernier des grands bandits corses ?

Crépusculaire, c'est le mot devenu presque un cliché qu'on emploie dans ces cas-là. Alors, allons-y, puisqu'il correspond parfaitement à la situation. Quoi qu'il arrive, la fin est proche pour Ange, alias l'Infernu. Et l'écriture à la fois sombre et lumineuse de Marc Biancarelli accompagne autant qu'elle décrit le déclin de cet homme qui a longtemps fait peur, rien qu'à l'évocation de son nom.

La beauté et la violence de ce roman sont inextricablement liées, comme deux brins d'ADN formant leur spirale. Parce que cette île de Beauté est violente. Parce que la violence est belle aussi, malgré son atrocité. Le final de ce roman, si on s'attend à une partie, prend une tournure très différente ensuite. Et offre une vision plus noire encore des choses.

Orphelin de Dieu, l'Infernu ? C'est possible, mais peut-être pas Ange, le si mal prénommé. Cela reste à voir... Et, si l'Infernu verra sans doute sa légende se perpétuer, si son nom, tel celui d'un terrifiant croquemitaine, servira à calmer les enfants désobéissants, que restera-t-il de l'homme ? Le roman de Biancarelli est aussi cela : une réflexion terrible sur le décalage entre la légende et la réalité.

Et Vénérande ? Pour elle, c'est différent, car jamais elle n'a aspiré à la légende. Juste à la vengeance. Et elle devra vivre avec ce poids, sans doute. Le poids de cette alliance délétère avec un assassin sans pitié. Et la rupture qu'a marqué le passage à tabac de son frère, jour où elle aussi est devenue orpheline de Dieu.


Ah, un dernier mot. Ou plutôt une photo. Un objet qui revient beaucoup au fil des pages, et qui existe vraiment : la gourde de Théodore Poli... Parce que la légende de l'Infernu s'inspire de l'histoire réelle d'un certain nombre de ces bandits corses. Parce que, malgré tout, il y a derrière la solitude terrible de ces derniers moments, une formidable histoire d'amitié et de fidélité.


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