mercredi 2 septembre 2015

"Gardez mon souvenir, puisque le sort ne m'a pas donné assez de vie pour que la patrie sache mon nom".

Voici un billet sur un livre que je lorgnais depuis un moment et à propos duquel les avis semblent très divisés. Vous le savez, le principe de ce blog n'est pas de se limiter au "j'aime/j'aime pas" mais d'essayer de dégager des axes de lecture sur ce qui me semble intéressant dans le récit et dans la manière de le raconter. Cela repose évidemment sur une vision très subjective et personnelle, qui n'a pas pour but de décider de ce qui est bon ou mauvais. En l'occurrence, le style de ce roman en a agacé certains, dérouté d'autres... Personnellement, je me suis bien amusé, malgré le destin sombre et inabouti que relate ce livre. Parlons donc d' "Evariste", de François-Henri Désérable (en grand format chez Gallimard), une biographie très romanesque du fameux mathématicien Evariste Galois. Un texte qui, pour moi, se place dans la lignée de ce que Désérable, écrivain pas encore trentenaire, avait fait dans son premier ouvrage, "Tu montreras ma tête au peuple"...



Evariste Galois, ce nom vous parle-t-il ? Pour moi, il n'a longtemps été que le nom d'un lycée d'une commune voisine que longe le RER B. Et pourtant, le destin de ce Réginaburgien, autrement dit, natif de Bourg-la Reine, de Bourg-Egalité, plus précisément, puisque tel était encore le nom de la commune, en 1811, à la naissance d'Evariste, est vraiment hors norme.

Fils du maire de ce qui n'est alors qu'un bourg, loin de la ville de 20 000 habitant qu'elle est devenue, le garçon grandit dans un milieu bourgeois, aux idées républicaines solidement ancrées. Là aussi, c'est loin d'être anodin, puisque la période qui nous intéresse, entre 1811 et 1832 va voir la France connaître des changements de régimes politiques à répétition.

La chute de l'Empire, le retour de la Monarchie, les 100 jours, la Restauration, la Révolution de 1830, la monarchie de juillet... Il y a de quoi s'y perdre, et surtout, il y a de quoi se retrouver facilement sur la corde raide, lorsqu'on a du caractère et des idées fortes qu'on tient à faire connaître. Cet engagement républicain marquera d'un sceau indélébile la famille Galois...

Mais ne nous égarons pas. Le destin d'Evariste Galois est météorique. A 12 ans, son père l'envoie étudier au grand lycée parisien Louis-le-Grand, où il montre d'abord des talents pour les matières littéraires. Il va pourtant bientôt découvrir les mathématiques et s'y révéler. Très tôt, il va rédiger des textes qui vont être la base de son raisonnement.

Un raisonnement qui, ce n'est pas moi qui le dit, je ne suis guère porté sur les matières scientifiques, et encore moins les théories mathématiques, aboutira à un texte fondateur d'une vision moderne de cette matière, qui ne sera reconnue que des décennies après sa mort. A cela, s'ajoute la légende qui entoure ce texte, remanié la nuit précédant son décès.

Mais, une chose est certain, les mathématiques ne vont plus cesser de prendre de la place dans la vie d'Evariste. Et pourtant, autour de lui, personne ne mesure vraiment ce qui se passe. Au point qu'il échoue deux fois à entrer à Polytechnique. Peu à peu, se bâtit l'image d'un génie incompris, dans tous les sens du terme, car son travail a le don de laisser ses pairs, incapables de le suivre, circonspects... Il se consolera à l'école Normale.

Ce parcours scolaire est finalement à l'image de toute la vie d'Evariste. Que ce soit dans les mathématiques, dans son engagement politique, dans sa vie sentimentale, il va multiplier les occasions manquées, les échecs douloureux, les entêtements propres à l'orgueil. Oui, c'est l'un des traits de caractère de ce garçon au caractère bien trempé.

Pas d'études à Polytechnique, pas de prix pour son travail, oublié par les uns, mésestimé par les autres, un engagement politique qui le mène en prison mais ne lui permet pas de prendre véritablement part à l'histoire en marche de son pays, une unique relation amoureuse, un béguin plus qu'autre chose, qui va le mener sur le pré, un matin blafard, et un duel fatal...

En fait, la vie d'Evariste Galois est une incroyable concentration d'événements défavorables. Le jeune homme est une espèce de loser magnifique, véritable héros romantique, au destin tragique et à la gloire posthume. Mort à 20 ans, seulement, son nom reste encore, près de 200 ans après, une référence quand, de son vivant, il ne fut rien.

Cette histoire, d'un jeune homme incroyablement doué, trop en avance sur son temps, mort pour une querelle amoureuse sans grand intérêt, est connue et a souvent été racontée, que ce soit à travers les témoignages de son temps, comme celui d'un autre grand scientifique épris d'idéalisme républicain, François-Vincent Raspail, ou dans des biographies plus récentes.

Cette histoire, qui a tout d'un conte moderne où l'on ne se marie pas et où l'on n'a pas beaucoup d'enfants à la fin, ce personnage iconique, souvent comparé à ce que fut Rimbaud en poésie, ce sont certainement de très beaux sujets pour un écrivain ou même pour un réalisateur (jamais la vie d'Evariste ne semble avoir été adaptée pour le cinéma, mais qu'attend-on ?).

Il y a en effet autours de ce garçon une aura très particulière, presque mystérieuse. Il est parfois difficile de séparer les faits que l'on raconte au sujet d'Evariste de la vérité historique. Certaines zones d'ombres, des interstices dans sa biographie comme dans tout ce qui l'entoure existent et la légende s'est emparé rapidement de lui, créant là une atmosphère des plus romanesques...

C'est exactement ce que fait François-Henri Désérable, jeune écrivain à la plume aiguisée, dans ce livre. Il s'empare de la vie d'Evariste Galois, mais, au lieu de simplement la raconter, sous forme d'un roman historique traditionnel, il choisit un autre mode de narration. En plaçant son récit dans la bouche d'une personne complètement extérieure à l'affaire.

Qui est donc ce narrateur ? Hier, je voyais l'avis d'un lecteur affirmant que c'est l'auteur lui-même qui parle. Mais c'est une conclusion bien hâtive ! A aucun moment on ne sait qui est ce "je" truculent, agaçant, énervant, emphatique, qui en fait des tonnes. On ne sait qu'une chose : il s'adresse à une demoiselle dont nous ne saurons rien non plus.

Alors ? Professeur s'adressant à une élève ? Joli coeur aux allures de dandy cherchant à séduire une personne qu'il vient de rencontrer ? Trublion un peu éméché dans une soirée, accaparant l'attention et nourrissant son ego du regard d'une jeune femme possiblement amusée par tant de verve, alcoolisée ou non ? Un étudiant se rêvant d'un destin à la Evariste, alors qu'il peine sur des TD et roupille dans un amphi, à des années-lumières de l'agitation du Quartier Latin ? A chacun de se faire une idée...

Le style de François-Henri Désérable, qui, effectivement, peu déplaire, car en total décalage avec ce que l'on peut attendre d'un roman historique, m'a séduit, même si je ne suis pas une jeune fille, comme l'interlocutrice du narrateur... Non, je me suis trouvé dans la position d'un spectateur écoutant ce monologue, sorte de stand-up consacré à la vie et l'oeuvre d'Evariste Galois.

Oui, il y a quelque chose de très théâtral dans ce roman, au point que l'on se demande ce que ce texte donnerait dans la voix d'un Fabrice Lucchini. Non, pas Lucchini, mieux encore, dans la voix d'Edouard Baer ! Oui, voilà comment je me suis senti durant cette lecture : dans un siège, face à une scène sur laquelle ce comédien déclamait le texte...

Ah, je sais qu'en écrivant cela, je vais faire râler certains, amuser d'autres, étonner les derniers, qu'ils aient lu ou pas le roman de François-Henri Désérable. Je ne vais pas cacher qu'il y a un peu de provocation dans mon propos, il est bon de s'amuser aussi de ce qu'on lit, et je ne parle pas du livre, mais des réactions qu'il peut susciter.

Le fait d'avoir lu auparavant "Tu montreras ma tête au peuple" est certainement un atout pour appréhender "Evariste". Car, d'une certaine façon, comme chaque nouvelle de ce premier livre, ce roman est un exercice de style. Je ne vais pas parler à partir de l'auteur, je ne connais pas la genèse de ce livre, comment il a choisi ce sujet, pourquoi il a voulu le raconter ainsi.

Mais, comme il a conté les dernières heures des grandes figures révolutionnaires avant que la guillotine n'en fasse tous des êtres libres et égaux mais morts, en choisissant des points de vue différent, il en fait de même avec ce jeune mathématicien, qu'il ne contraint pas à étouffer dans le carcan d'une biographie classique, même teinté d'une licence romanesque.

Non, il poursuit sa démarche, en décalant le point de vue et en servant un récit à une sauce particulière. Alors, bien sûr, on peut ne pas marcher avec lui, on peut ne pas aimer le résultat, on peut rester sur sa faim, j'ai personnellement trouvé que l'histrion qui sert de narrateur à cette biographie très romanesque donne un souffle et une vie particuliers à tout cela.

En usant de la digression, trop diront ses détracteurs, François-Henri Désérable ne se cantonne pas à la stricte et bien trop brève vie du mathématicien en herbe. Il réussit, qui plus est dans un livre assez court, moins de 180 pages, me semble-t-il, à embrasser toute une époque. On y croise une galerie de personnages qui symbolisent parfaitement cette première moitié du XIXe siècle mouvementée, en remontant jusqu'à la fin de l'ancien régime.

Vie politique, artistique, scientifique en ébullition, tout cela concourt à montrer, avec habileté, que Evariste Galois est à la fois un pur produit de son époque et, en même temps, un personnage très en avance sur son temps. Comme souvent, on ne peut s'empêcher de se demander ce que serait devenu ce garçon en entrant de plain-pied dans l'âge adulte, en vieillissant.

Les travaux qu'il a laissés, qui seront véritablement envisagés à leur juste valeur près d'un demi-siècle plus tard, témoignent d'un potentiel fou. Il lui a suffi d'un mémoire pour faire changer d'ère aux mathématiques, s'il avait pu porter lui-même, approfondir ses théories, en élaborer d'autres, qu'en aurait-il été de ce siècle ?

J'ai évoqué la figure de Rimbaud, mais, s'il avait échappé à la mort si précoce qui fut la sienne, Evariste Galois n'aurait-il pu devenir une figure équivalent au monde des sciences à celle de Victor Hugo en littérature ? Déclenchant des batailles d'Hernani, insufflant des directions nouvelles dans la recherche, appuyant de son aura un engagement politique fort, etc.

A sa manière, qu'on l'aime ou pas, François-Henri Désérable rend hommage à une figure légendaire, dont la trajectoire s'est arrêtée alors qu'elle prenait son essor, pour aller où ? Aux sommets, puisqu'il y a toute une analogie entre mathématiques et montagne, dans le livre ! C'est incontestable. En mourant jeune, Evariste ne devient pas seulement une légende, il devient un star. Et, en tant que tel, un modèle à suivre. Même deux siècles plus tard.

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