lundi 12 octobre 2015

"La série rouge".

La comparaison entre les années 1930 et notre époque actuelle peut sembler avoir du sens, tant il y a d'échos, pas toujours rassurants, loin de là, entre ces deux périodes. Sans doute, notre roman du jour joue-t-il sur ce rapprochement, certainement exagéré, mais cela reste avant tout un polar historique installée dans une période mouvementée de notre Histoire. Le passionné de faits divers qu'est Michel Quint nous propose avec "Fox-Trot" (en grand format aux éditions Héloïse d'Ormesson) un roman qui nous emmène au coeur des troubles qui marquèrent l'année 1934. Et, en plaçant son histoire à Lille, ville dont le maire s'appelait alors Roger Salengro, futur ministre de l'intérieur du Front Populaire au destin tragique, il montre bien sa volonté d'ancrer sa fiction dans une douloureuse réalité historique : celle d'une montée de l'extrême-droite agressive et déterminée, face à une classe politique décrédibilisée par les scandales... Une intrigue qui ne révélera tous ses secrets qu'à la dernière page et dénonce ceux qui jouent avec des allumettes à l'entrée d'une poudrière...



Le 6 février 1934, la République vacille. Les ligues d'extrême-droite mobilisent une foule importante pour manifester dans tout le pays, alors que doit être investi le nouveau gouvernement Daladier. Le précédent cabinet, celui de Chautemps, est tombé après l'implication d'un certain nombre d'élus mais aussi de magistrats dans le scandale Stavisky ("suicidé" quelques semaines plus tôt)...

A Paris, on manifeste place de la Concorde, face au Palais Bourbon, Croix-de-Feu et Action Française, mouvements d'extrême-droite, en tête. Rapidement, tout cela dégénère et des coups de feu éclatent, causant la mort de plus d'une quinzaine de personnes. Une véritable bataille rangée en plein coeur de Paris s'ensuit alors.

C'est dans ce tumulte que s'ouvre "Fox-Trot", alors que, dans les grandes villes du pays, les bagarres se multiplient, les dégradations avec, et les appels à la chute de la République se font entendre de plus en plus fort. Daladier, à peine nommé, démissionne, remplacé au poste de président du Conseil par l'ancien président Gaston Doumergue, censé apaiser la situation.

Lisa Kaiser a fêté ses 30 ans, ce 6 février 1934. Actrice, danseuse, trapéziste, elle venait de quitter le théâtre de l'Empire, à Paris, où elle jouait. Mais, la salle, propriété du défunt homme d'affaires Alexandre Stavisky, a fermé ses portes. Voilà pourquoi la jeune femme s'apprête à quitter la capitale le lendemain pour retourner à Lille, ville où elle a grandi.

Elle espère trouver dans cette ville un travail dans un cabaret, mais elle a aussi d'autres idées en tête. Témoin direct des événements du 6 février à Paris, elle pense avoir trouvé quelque chose qu'elle va pouvoir monnayer, et grassement. Une mystérieuse enveloppe chipée sur le corps d'un homme touché par une balle perdue...

Jusque-là, sa carrière d'actrice a été plus que modeste. Des rôles très secondaires, c'est vrai, mais Lisa Kaiser (un nom d'artiste) possède un vrai pouvoir de séduction auprès des hommes et sait parfaitement jouer de ses charmes. Sur scène, comme à la ville. Rapidement, elle trouve un emploi au cabaret de M. Picard, où son numéro devient le clou des soirées.

Je l'ai dit, Lisa marque les hommes qu'elle croise, même furtivement. C'est le cas de Charles Bertin, instituteur lillois, victime d'un accrochage alors qu'il circule à vélo. A peine échange-t-il quelques mots, que l'homme est envoûté par l'actrice. Un coup de foudre pas franchement réciproque et qui pose un léger problème : il vient de se lancer dans une aventure avec Nelly, modiste en vue, qu'il n'aime pas mais qui le comble sexuellement.

Tiraillé entre ces deux femmes, Charles perd un peu la tête. Homme jusque-là calme et pondéré, impliqué auprès de ses élèves, y compris en dehors des cours, engagé politiquement auprès des socialistes et républicain convaincu, il voit son caractère changer, devenant plus hargneux, violent, comme si le climat présent le contaminait.

Mais, pour autant, le voilà incapable de se décider entre Lisa et Nelly, tout en voyant revenir vers lui une ancienne maîtresse, toujours aussi aguicheuse. Trois femmes pour un homme qui avoue en avoir peur ! Cela fait beaucoup... C'est alors que Lisa est sauvagement assassinée dans le cabaret où elle travaillait. Un acte sordide qui va changer bien des choses...

Charles est le cousin du commissaire Henri Demeyer, qui se retrouve en charge de cette affaire. Alors que les événements mobilisent une partie conséquente des forces de l'ordre, Demeyer et ses hommes, chargés des affaires de droit commun, se consacrent aux affaires criminelles. Or, la mort de Lisa Kaiser n'est pas la première affaire violente à être perpétrée à Lille ces derniers jours...

La presse a également remarqué cela et commence à évoquer "une série rouge" pour qualifier ces crimes, qui vont du simple vol aux crimes de sang... Rien n'indique que ces événements soient liés, pas plus qu'on ne peut y voir une conséquence des tensions politiques qui agitent la ville de Lille et, au-delà, le pays tout entier.

Le maire, Roger Salengro, farouche opposant aux Ligues, ne cache pas son inquiétude. Tous ces débordements, tous ces crimes, toutes ces manifestations qui finissent immanquablement en bagarres, tout cela mine un élu qui traverse des moments difficiles, sa femme étant gravement malade. Lors d'un déjeuner, le maire et le commissaire proposent à Charles une mission un peu spéciale.

Il s'agirait de se faire passer pour un militant ralliant l'extrême-droite suite à des déceptions personnelles. Un adversaire de plus du pouvoir en place, corrompu et arbitraire... Ensuite, une fois dans la place, il transmettrait les renseignements dont il dispose à son cousin, qui pourrait alors, enfin, anticiper les actions violentes des Ligues.

Charles accepte, essentiellement parce qu'il pense que cela va lui permettre d'enquêter également sur la mort de Lisa. Une mission d'autant plus délicate qu'elle doit impérativement rester secrète. Charles joue gros : il risque sans doute sa vie si son double jeu est découvert, mais ses cachotteries pourraient aussi l'amener à se mettre à dos ses proches et ses amis, dont Nelly et le kiosquier Jojo, à qui il achète chaque jour son journal...

Pardon pour cette entrée en matière que certains pourront juger un peu longue. Pourtant, à l'image du roman, il me semble que la mise en place du décor et du contexte sont très importantes. Parce que l'auteur jour très habilement sur l'ambiguïté qui existe entre ce cadre politique agité et la simple recrudescence d'une délinquance, profitant de la situation.

La "série rouge" doit-elle être traitée comme une succession d'actes indépendants ou comme l'acte d'un seul et même criminelle ? Et on se pose la question, en effet. Les coïncidences paraissent, comme toujours, un peu trop grosses, mais comment relier entre eux ces différents crimes ? Voilà qui complique fort la tâche d'un commissaire Demeyer, un peu débordé.

Et puis, il y a Charles. Un homme qui n'a rien d'un héros ou d'un matamore, qui n'aspire qu'à une vie calme, espère faire de ses élèves de bons citoyens pouvant espérer se hisser dans la société et déplore la montée des extrémismes et la décrépitude des partis de gouvernement. Il n'a vraiment rien pour se retrouver embarqué dans cette étrange et dangereuse affaire.

Mais le charme de Lisa opère par-delà la mort et ce qui le pousse à prendre tant de risques, c'est d'abord sa volonté de lui rendre justice. Tout au long du livre, la vie de ce brave homme ne cesse de se compliquer, tant sur le plan personnel que professionnel. Il est le parfait antihéros emporté dans la tourmente d'une affaire qui le dépasse, dans un contexte historique en plein bouillonnement.

Et, puisque l'on parle du contexte, évoquons-le concrètement. Michel Quint a choisi de nous faire revivre les années 30 à travers la culture de l'époque, en particulier la musique, très présente dans le roman. Et là, quelque chose frappe, oh, rien d'inédit, c'est un aspect qui est souvent évoqué lorsque l'on parle de cette décennie particulière : le décalage entre l'activité artistique et le climat global.

En effet, la plupart des musiques à la mode (même si l'on peut trouver l'exception de la chanson réaliste) sont légères, plutôt joyeuses dans leur tonalité, parlant d'amour avant tout. L'exemple parfait, c'est "Deux sous de fleurs", une opérette dans laquelle jouait Lisa à Paris. Produite par Stavisky, elle est bien loin de la violence du 6 février 1934 ou des difficultés quotidiennes des classes populaires, toujours fragilisées par les suites de la crise née du krach de 1929...



Et pourtant, tandis qu'on se bat, tandis que la République vacille, tandis que le risque de voir s'installer en France une dictature s'accroît, on fredonne "le petit chemin", de Jean Sablon et Mireille ou "Marinella", de Tino Rossi. A chacun de mettre ce qu'il veut derrière ce constat, je ne tire aucune conclusion de ce fait.

En revanche, pour ce qui est du lecteur de 2015, il entre ainsi assez aisément dans la période, en prenant pour repères les chansons populaires, les opérettes à la mode, mais aussi le jazz, qui trouve sa place, même loin des caves de Saint-Germain-des-Prés. Et le travail de Michel Quint ne s'arrête pas à la play-list abondante de son roman.

J'ai trouvé que l'auteur avait particulièrement travaillé son style pour reproduire également la gouaille avec laquelle on s'exprimait alors. Nelly et Lisa, par exemple, ont un côté très Arletty, par moments, dans les mots employés, mais aussi dans le ton. Elles ne dépareraient pas dans un film dialogué par Henri Jeanson ou Jacques Prévert.

Cela donne un charme un peu désuet mais très agréable à cette lecture. Et, là encore, cela permet de vraiment plonger dans une époque sensiblement différente de la nôtre. Le noir et blanc est de mise, les costumes, en particulier ceux que dessinent et réalisent Nelly, prennent les formes à la mode, les voitures, la presse, et tout ce qui fait le quotidien est reproduit avec fidélité.

Reste l'un des sujets forts de ce polar : la montée en puissance d'une extrême-droite rassemblant les mécontents et les méfiants face aux erreurs des politiques en place. Tiens, tiens, cela ne vous rappelle-t-il rien ? Oui, évidemment, il y a des échos très contemporains à cela. Nos ligues actuelles s'appellent "Civitas" ou "la Manif pour tous", si l'on veut pousser le raisonnement.

Je ne crois pas qu'il faille pousser trop loin cette comparaison. Les passerelles existent, oui, mais dire que l'époque actuelle est une copie carbone, c'est sans doute exagéré. Mais, il est certain que ce qui ne change pas, c'est qu'il faut toujours se méfier des donneurs de leçon et de ceux qui brandissent la morale comme un étendard. Ils sont rarement les mieux placés pour cela. La soif de pouvoir les corrompt eux aussi...

Avec "Fox-Trot", Michel Quint signe un polar historique assez classique dans la forme comme dans le fond, mais qui réussit à parfaitement planter le décor dans lequel s'inscrit la trame. Le choix de l'année 1934 est intéressant à plus d'un titre et le choix de Lille, qui tient à coeur à l'auteur, on le sait, ouvre quelques perspectives non-négligeables.

En effet, Roger Salengro peut tenir un rôle, certes secondaire, mais très important dans cette histoire. Il est le parfait opposant aux Ligues, celui qui sera également la victime des calomnies de ce qu'on appellerait de nos jours la "fachosphère". Il est une figure de cette époque, aussi admirée par les uns que haï par les autres, et le faire participer à cette intrigue est tout, sauf un artifice.

L'autre ombre qui plane sur le livre, c'est évidemment celle d'Alexandre Stavisky. Un des grands scandales de la République, un de ses grands mystères, aussi, tant sa mort a suscité de rumeurs, d'hypothèses, de certitudes... La plupart des Français ont découvert son nom à sa mort, sujette à caution, et, en quelques jours, il est devenu un symbole à plus d'un titre. Et un instrument parfait pour les ambitions des extrémistes...

Juif, escroc compulsif, amis des puissants, soupçonné de protections en haut lieu, figure du Paris qui chante et qui pétille, il cristallise les haines d'une époque en crise et en perte de repères. Même mort depuis trois semaines, on voit partout sa main et on met en avant son effigie pour dénoncer ou justifier tout et n'importe quoi.

L'affaire Stavisky empoisonne l'actualité dans laquelle se déroule "Fox-Trot", ses retombées et ses conséquences (réelles ou supposées) alimentent la chronique et les fantasmes les plus fous (voir l'enquête délirante sur la mort du conseiller Albert Prince). Et, quand l'on sait que celui qui a fait tomber l'escroc est "le meilleur flic de France de l'époque", Pierre Bonny, future figure de la Gestapo française sous l'Occupation, alors, on sent que l'on touche à des sujets infiniment sensibles...

Pardon de ce qui semble être des digressions, mais je pense que cette dimension historique est à mettre sur le même plan que l'intrigue elle-même. Et, pour ceux que je croise parfois sur des forums qui pensent que les romans historiques sont artificiels et que l'époque choisie est un simple alibi pour y glisser une histoire  sans lien, en voici un parfait contre-exemple.

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