vendredi 9 octobre 2015

"Survivre".

Voilà un titre court et concis. Plus, ce serait trop. Rassurez-vous, le billet sera un peu plus long. Ah, ah, j'en vois qui respirent mieux ! Mais venons-en à notre livre du jour. Un grand roman d'aventures, installé dans une période-charnière du XIXe siècle, débutant en pleine guerres coloniales pour se poursuivre en western, avec, en fil conducteur, une intrigue criminelle... Avec "Trois-mille chevaux vapeur", publié chez Albin Michel et désormais disponible au Livre de Poche, Antonin Varenne nous fait voyager sur trois continents dans une quête hallucinée pour se libérer de cauchemars profondément ancrés et trouver bonheur et sérénité. C'est violent, angoissant, inquiétant, situé dans des paysages somptueux une grande partie du temps. C'est surtout une formidable fresque romanesque, composite et pleine de souffle, organisée autour d'un personnage très intéressant : Arthur Bowman, homme désespéré et traumatisé. Et il n'est pas le seul dans ce cas...



Depuis deux siècles et demi, suite à la signature par la reine Elizabeth Ie d'une charte royale, la Compagnie des Indes Orientales a la mainmise sur le commerce dans l'Océan Indien. Cette compagnie, dotée de sa propre armée, plusieurs centaines de milliers d'hommes chargés d'assurer l'hégémonie commerciale britannique dans le monde.

Mais, cette puissance économique et militaire n'est pas toujours suffisante pour coloniser les populations autochtones qui, régulièrement, se rebellent conte le joug britannique. En 1851, c'est en Birmanie que s'ouvre un front. Les Britanniques cherchent une route plus rapide vers Singapour, mais les souverains Min ne l'entendent pas ainsi.

Lorsque s'ouvre le roman d'Antonin Varenne, cette seconde guerre anglo-birmane fait rage avec une violence et une cruauté inouïe. Tous les moyens sont bons pour la Compagnie, afin d'ouvrir cette importante route commerciale, y compris massacrer les autochtones, sans aucun état d'âme. Mais, les Britanniques doivent aussi s'adapter à la jungle, la chaleur, la mousson, les fièvres... Des conditions pénibles qui ont vite fait de miner le moral des hommes.

Au sein de cette armée, on trouve donc des déserteurs, des bandits, des voleurs, des assassins... Des gibiers de potence dont on ne sait que faire. C'est justement un groupe de ces hommes peu fiable qui est constitué afin de mener une mission ultra-secrète. L'idée est simple : obtenir le pardon en la menant à bien, ou y rester... Pas vraiment d'autre alternative.

A la tête de cet étrange bataillon, est nommé le sergent Arthur Bowman. Un dur de dur, une âme de chef, un vrai meneur d'hommes. Le sous-officier tel qu'on l'imagine, poigne de fer, caractère de cochon et autorité indéniable sur ses hommes. Même s'il ne sait rien, ou très peu, à propos de la mission qu'on lui a confiée, il va vite poser les limites et imposer son autorité à ses hommes, en qui il n'a qu'une confiance mesurée...

Rapidement, et sans mesurer la portée véritable de ce qu'on attend de ses hommes et de lui, Bowman comprend qu'on les a envoyés dans une mission suicidaire. Malgré son expérience du combat et la détermination à tous de survivre, la mission échoue lamentablement, alors qu'elle n'a même pas vraiment débuté...

Six ans plus tard, Arthur Bowman a quitté la Compagnie des Indes, qui va d'ailleurs bientôt fermer définitivement ses portes. L'ancien sergent est désormais policier et patrouille sur les docks, au bord de la Tamise. Enfin, c'est ce qu'il fait ou est censé faire, lorsque son état le permet... Il n'est en effet plus que l'ombre de l'homme qu'il a été.

L'aventure birmane a très mal tourné. Bowman et les survivants de son équipage ont passé des mois prisonniers des Birmans, qui les ont, on le comprend à demi-mots, lourdement torturés. Depuis son retour, seuls l'alcool et l'opium, pris en abondance, lui permettent de chasser les cauchemars qui l'habitent et le hantent.

Incapable d'oublier, Bowman est une épave en proie à des crises de prostration et d'épilepsie. Malgré tout, malgré ce désespoir qui est le sien, il survit plus qu'il ne vit. Jusqu'au jour où un garçon tombe sur lui et lui demande de le suivre dans les égouts de la ville. Là, il a découvert un corps et, manifestement, ce n'est pas beau à voir.

Sur place, Bowman fait un malaise devant l'horreur qu'il découvre. En fait, il réalise que la victime, méconnaissable, impossible à identifier, a été tué par quelqu'un qui, comme lui, a subi les tortures des Birmans. Quelqu'un qui ne peut être que l'un des survivants de l'expédition foireuse qui les a tous plongés dans l'abomination.

Suspecté par son chef, suspendu en attendant d'être viré, Bowman doit prendre sur lui et veut prouver son innocence. Dans son état, c'est peut-être l'occasion de remettre sa vie d'aplomb. En tout cas, il l'espère, sinon, il ne lui restera plus grand-chose... Alors, il se lance dans une enquête qui est bien plus que cela, afin de trouver lequel des 10 hommes, lui compris, revenus de Birmanie, a massacré l'homme des égouts...

Commence une course poursuite de plusieurs années qui va l'emmener sur un quatrième continent (avant l'Asie, Bowman avait servi en Afrique au nom de la Compagnie) : l'Amérique. Toujours en proie à des crises violentes, à des moments d'abandon et de désespoir, il s'accroche à l'idée de mettre un terme au parcours sanglant de celui qu'il poursuit, sans savoir qui il est...

Que cherche-t-il dans cette course dératée, sans repère, au cours de laquelle il va faire de nombreuses rencontres, toutes éphémères, incapable qu'il est de s'attacher, de se poser, avant d'avoir résolu l'énigme ? La vengeance ? La rédemption ? Oui, c'est en tout cas ce qui nous est dit sur la quatrième de couverture du livre.

Moi, j'y vois autre chose, un terme désormais bien connu et souvent mis en avant, mais qui n'existait certainement dans les années 1850-1860 : la résilience. Comme lors de son départ pour la mission secrète en Birmanie, Bowman sait qu'il n'aura pas d'alternative : découvrir l'identité de l'assassin ou mourir. Le fait de mourir en essayant n'étant pas exclu... Mais, c'est le seul moyen pour lui de faire taire les fantômes...

Pardon d'avoir pris le temps d'installer cette histoire, mais je crois que c'était nécessaire. "Trois-mille chevaux vapeur" est un roman d'aventures comme on n'en lit plus beaucoup. Antonin Varenne renoue avec une tradition en vogue justement au XIXe siècle : celle des écrivains voyageurs. On pense plus à Conrad qu'à Stevenson, à Kipling pour le début et à Fenimore Cooper pour la deuxième moitié. Sans oublier Jules Verne.

Mais surtout, on est emporté par l'écriture de cet auteur tout juste quadra, philosophe de formation et sédentaire depuis peu, qui sait, avec une écriture brute, sans concession, évoquer aussi bien les états d'âme de ses personnages que nous montrer les fabuleux décors dans lesquels se déroule son histoire comme si on s'y trouvait.

Alors, bien sûr, entre la jungle birmane sous la mousson et le Londres de 1858 asphyxié par une sécheresse tenace qui a changé la ville en cloaque méphitique, on se dit que, questions décors, on peut peut-être trouver mieux, question rêves... Mais, la partie américaine, elle, vaut carrément le coup d'oeil, avec un périple dans l'ouest sauvage, encore marqué par le passage des chercheurs d'or se ruant vers l'eldorado californien...

En lisant, je songeais à un film de l'âge d'or hollywoodien, qui faisait écho aux images que j'avais sous les yeux : "la conquête de l'ouest", qui rassemblait derrière et devant la caméra le gratin du western. Certaines scènes, comme le voyage des colons sur leurs carrioles bringuebalantes tirées par des boeufs et transportant leurs maigres possessions, ont fait tilt dans mon esprit.

Il faut dire que la période choisie par Antonin Varenne est tout sauf anodine. On débute dans ces guerres coloniales, au motif commerciaux et économiques qui vont changer du tout au tout lorsque va débuter en Europe, et principalement en Angleterre, la Révolution industrielle. En témoigne ce bateau sur lequel se fera la traversée vers l'Amérique, véritable géant des mers propulsé par la vapeur.

Et puis, aux Etats-Unis, on y revient, au tournant des années 1850-1860, là aussi, on est en pleine mutation. La conquête de l'ouest, je viens d'en parler, bat son plein. De nouveaux territoires sont conquis, de plus en plus loin des 13 colonies originelles, chacun visant son indépendance et ses règles... Et puis, l'élection de Lincoln va faire basculer cet immense territoire dans le chaos de la guerre de Sécession.

Oui, il semble clair que, pendant que Bowman essaye de faire sa propre mue, de redémarrer une vie plus sereine, le monde lui aussi change à vitesse grand V, provoquant des soubresauts un peu partout et entrant dans une nouvelle ère, empreinte de modernité, mais aussi de soif de pouvoir et de richesses, celle du capitalisme rayonnant.

Je digresse, c'est vrai, mais, croyez-moi, tout le contexte de ce roman, étonnamment étendu sur une douzaine d'années, est, je le crois, fondamental. Bowman comme tous les autres personnages sont des êtres de ce temps-là. Cette époque qui voit Darwin lancer sa théorie de l'évolution, les disciples de Fourier chercher à mettre en place son utopie socialiste, en attendant Marx...

Au milieu de tout cela, Antonin Varenne nous offre une trame riche, teintée de violence, et pas seulement dans sa première partie, en Birmanie. Violente dans les faits, les actes, mais aussi dans l'état des personnages liés à cette période de détention en Asie. Tous partagent le traumatisme dont souffre Bowman. Aucun de ces 10 hommes ne s'est remis de ce drame. Jusqu'à devenir un assassin, pour l'un d'entre eux.

Mais, Antonin Varenne ne se complaît pas dans la violence facile. Il joue avec brio de l'ellipse. Ainsi, on ne sait rien de la détention de Bowman et de ses hommes. Les rares informations que l'on possède viennent a posteriori, des personnages eux-mêmes. Leurs séquelles, brièvement évoquées, en particulier de mystérieuses cicatrices, mais rien de plus.

On ne s'attarde pas dans le sordide du détail, non, on se contente de l'essentiel afin de faire ressentir l'horreur de ce qu'ils ont vécu. De même, le crime des égouts de Londres n'est pas du tout décrit comme on pourrait le lire dans un thriller actuel. La liste des sévices, l'état du cadavre, etc. Là, tout est juste suggérer, on comprend que le tueur fait subir à ses victimes les mêmes tortures qui ont marqué son corps et son esprit au fer rouge.

Cela concourt à établir une ambiance très particulière, lourde, oppressante, que viennent renforcer les crises de Bowman, mais aussi ce que découvre l'ex-sergent sur ses anciens camarades au cours de son enquêtes. Abîmé, Bowman l'est, et profondément. Mais il avait la peau plus dure que les autres, qui sont tout aussi, voire plus mal en point que lui...

L'oppression vient aussi du climat, en tout cas, des deux premières parties. La pluie birmane, à couper au couteau, qui assourdit tout, s'écrase lourdement sur les hommes, les noie presque debout... La puanteur infernale de Londres où, au contraire, il ne pleut plus et qui voit ses égouts s'engorger et étouffer tout le monde avec la complicité de la canicule estivale...

Finalement, la partie américaine vient apporter un grand souffle d'air frais et un vent de liberté. Tout est possible, ou presque, dans ce pays encore en construction, malgré ses erreurs, ses défauts et son racisme enraciné. On respire, dans ce pays, on y est subjugué par des paysages merveilleux, écrasants de beauté, on se sent revigoré, mais cela ne suffit pas à Bowman, enfin, pas encore...

Bowman est un personnage magnifique, fascinant. Une brute, un soldat plein d'autorité, je l'ai dit plus haut, mais rendu fragile par son traumatisme, prêt à se briser en mille morceaux au moindre nouveau choc. Impitoyable, blindé contre les agressions extérieures, il est avant tout en lutte contre lui-même, ce qu'il a fait, les horreurs auxquelles il a participé mais aussi celle qu'il a subies.

N'ayant rien à perdre, il est redoutable pour qui essaierait de se mettre en travers de son chemin mais c'est aussi un homme en quête d'absolu. Quel est-il ? Sans doute lui-même n'en a-t-il aucune idée, au départ. Il va se reconstruire petit à petit, brique après brique, cauchemar après cauchemar, rencontre après rencontre, remplissant le vide abyssal qu'il y a en lui depuis sa libération.

Ah, oui, le titre du billet est très court, et le billet est très long. Mais, je me suis passionné pour cette improbable odyssée, qui n'est pas juste une traque mais aussi une quête initiatique d'une rare profondeur. Bowman, ce n'est pas le mec à qui on frappe dans le dos et avec qui on imagine s'éclater... Non, il reste une partie de lui inaccessible et son aura dégage toujours une certaine menace, comme un poulpe qui cracherait son encre pour se défendre.

Mais, malgré cela, on s'attache à ce bonhomme qu'on a envie de voir s'en sortir, contre vents et marée. Plus mal léché que lui, tu meurs, mais, malgré tout, le nouveau Bowman n'est plus le soldat docile, accomplissant les ordres sans rechigner, même les plus sordides. Non, même s'il ne le sait pas, il est désormais libre, à condition de briser les chaînes qui entravent son esprit torturé.

J'arrête là, promis. En espérant vous avoir communiqué les impressions, diverses et variées, que j'ai eues à la lecture de ce roman-fleuve. Voilà longtemps que je n'avais pas lu un livre de ce genre, qui rappelle évidemment les livres qu'on lit dans sa jeunesse et qui donnent envie de voyager autant qu'ils inoculent la passion de la lecture.

Malgré sa violence, omniprésente, encore une fois de différentes façons, cela reste une lecture à la fois sombre, ténébreuse, presque, mais dans laquelle la lumière brille, faiblement. Les ténèbres (tiens, on retrouve Conrad), Bowman se bat avec, Varenne l'enferme dedans, mais lui laisse l'espoir de trouver les clés pour s'en sortir... Y parviendra-t-il ?

Ah, j'oubliais... Notre titre, si court... Oui, "Survivre", c'est le mot que laisse derrière lui l'assassin, comme un mantra, comme un mot d'ordre, comme un cri désespéré. Survivre, c'est l'unique moteur de Bowman, mais aussi de bien des personnages croisés au cours de l'histoire. Survivre, en attendant de pouvoir, enfin, vivre, tout simplement.

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