mercredi 6 janvier 2016

"Ces types pensent vraiment que j'ai fait ça. Pour eux, ce n'est pas le début de l'enquête, c'est la fin. (...) Ils sont déjà certains de détenir le coupable".

Ce mercredi sort sur les grands écrans français un film signé par Giles Bannier (connu pour la réalisation de séries comme "Reporters" ou "Engrenages"), "Arrêtez-moi là !". En tête d'affiche, Reda Kateb, qui, si j'en crois les nombreux articles parus ces derniers jours, crève l'écran. Ce long métrage est l'adaptation d'un roman qu'il est également urgent de lire. Signé Iain Levison, "Arrêtez-moi là est disponible dans la collection de poche des éditions Liana Levi, Piccolo. Si le film transpose l'action en France (choix surprenant, après lecture), le livre, lui, se déroule au Texas, un Etat toujours prompt à remplir les couloirs de la mort de ses prisons, et est une virulente critique du système judiciaire américain et, au-delà, de toute une société dans laquelle la vérité des faits importe finalement peu. Et, une fois refermé ce court roman coup de poing, on se sent aussi visé, nous, maillons de la société de l'information permanente et de l'émotion comme valeur suprême...



Jeff Sutton est chauffeur de taxi. Et, même si passer de nombreuses heures rivé sur son siège, derrière son volant, peut avoir quelques inconvénients, il aime son job. Ce mardi-là, Jeff décide de changer sa routine. L'instinct, dira-t-on... Alors que, en fin d'après-midi, en semaine, il évite l'aéroport de Dallas où s'agglutinent les taxis comme des mouches sur du miel, cette fois, il s'y rend.

Une décision heureuse, puisque, une fois n'est pas coutume, seuls deux autres chauffeurs attendent les hommes d'affaires descendant de leur avion et pressé de rejoindre leurs bureaux ou leurs maisons. Mais, ce n'est pas un yuppie qui monte dans le taxi de Jeff, ce mardi-là. C'est une femme, qui lui propose une jolie course, à Westboro. 60 billets au moins, estime-t-il...

Une bonne partie du trajet, la cliente se focalise sur son téléphone portable, évitant à Jeff de devoir faire la conversation... Mais peu importe, la course vaut la chandelle. Sauf que, une fois devant la belle maison de la femme, cette dernière n'a pas assez d'argent sur elle... Elle invite alors Jeff à entrer, le temps de trouver la monnaie manquante (et le pourboire qui va avec).

 Une fois empoché la somme due, Jeff repart, rentre à Dallas, reprend sa vie de taxi sans histoire. Juste une dernière course, un petit coup de main gratos à deux étudiantes qui avaient manifestement un peu trop arrosé leur soirée... Il fait nuit, Jeff les raccompagne jusqu'à leur campus, ne fait pas payer la course et récupère, pour sa gentillesse, une magnifique flaque de vomi à l'arrière du taxi...

Avant de rentrer chez lui, il repasse donc par le garage pour nettoyer tout ça, jet, vapeur, et revoilà la caisse nickel-chrome, prête, dès le lendemain, à transporter de nouveaux passagers. Le jeudi, Jeff est en repos et s'apprête à sortir pour aller prendre un verre avec un de ses plus vieux collègues, histoire de se raconter quelques anecdotes croustillantes autour d'une bière ou deux. Quand on frappe à sa porte...

Jeff ne s'y attendait pas, il ouvre et se trouve face à deux policiers. Avant même qu'il comprenne vraiment ce qui se passe, le voilà aux arrêts, menottes au poignet, en route pour le poste le plus proche. S'il n'a encore qu'une vague idée de ce qu'on lui reproche pour le considérer comme un criminel, sa vie, elle, a basculé...

Une fillette de 12 ans a disparu, deux jours plus tôt, à Westboro. Elle a été enlevé à son domicile et on n'a plus aucune trace d'elle depuis. Or, la mère de cette fillette est la cliente que Jeff a conduite de l'aéroport à chez elle ce même jour. On a trouvé ses empreintes dans la maison et cela a fait de lui un suspect. Non, pardon, pour les flics de Westboro, cela a fait de lui un coupable.

La suite, c'est la prison, l'attente, l'incompréhension, l'innocence clamée peut-être pas assez haut, peut-être pas assez fort, la morgue des policiers, l'avocat commis d'office qui semble se soucier de ce dossier comme d'une guigne, la découverte du milieu carcéral, l'isolement avec les prisonniers condamnés à mort, pour éviter les représailles d'autres détenus, en raison du motif de son arrestation, etc.

Jeff n'est plus un chauffeur de taxi. Il n'est plus un homme, un citoyen. Il n'est plus qu'un coupable désigné dont on attend qu'il avoue son crime, qu'il indique où se trouve la petite fille, morte ou vive. Il n'est plus que l'objet de la haine d'une mère, persuadée qu'il est l'auteur de ce crime ignoble et la cible de médias qui veulent filmer le monstre...

Le chauffeur de taxi traverse ces événements dans une espèce de stupeur dont il peine à sortir. Un mauvais rêve, en attendant le réveil et le retour à la vie quotidienne, comme si de rien n'était. Je cherchais un mot pour qualifier Jeff, qui est le narrateur du roman, et celui qui m'est venu à l'esprit, c'est : éberlué.

Jeff Sutton, c'est le Joseph K. texan, entraîné malgré lui dans un engrenage sans fin qui menace de la broyer. "Arrêtez-moi là !" est un roman kafkaïen, sans aucun doute, et pourtant, il diffère nettement de l'oeuvre de l'écrivain tchèque. Car, à la différence du "Procès", ici, on sait tout, ou presque, en tout cas, le motif de l'arrestation et l'existence d'un crime dramatique.

Mais, pour le reste, lorsque la machine se met en branle, même lentement, elle est inarrêtable. Le temps de reprendre (un peu) ses esprits, et il est déjà trop tard. "Ils sont certains de détenir le coupable", dit Jeff, dans ce passage que j'ai choisi comme titre pour ce billet. Et tout est là : un dossier qui sonne salement creux, mais peu importe, ce ne peut être que Jeff Sutton le kidnappeur.

Qu'a-t-on contre lui ? La certitude de la mère et son témoignage, forcément incontournable. Et puis des empreintes, laissées par inadvertance par Jeff sur une fenêtre en attendant d'être payé. Et des certitudes, un max de certitudes. "Quel monde merveilleux ce serait si les ignorants étaient un peu moins sûrs d'eux", dit encore le chauffeur de taxi.

Car, oui, qui sait ce qui s'est passé exactement à Westboro, ce mardi-là ? Ni Jeff, ni la mère de l'enfant, qui n'a rien vu, encore moins les policiers, les avocats, les juges... Mais, à part pour Jeff, qu'importe la vérité ? Même son avocat mangeur de pâtisseries s'en cogne apparemment royalement et les pistes pouvant l'innocenter sont volontairement mises aux oubliettes...

Aux Etats-Unis, et Iain Levison n'est pas le premier à faire ce constat, des séries comme celles produites par Dick Wolf (NY District, NY Unité Spéciale, par exemple, évoquées d'ailleurs dans le roman) le montrent bien souvent : point n'est besoin de connaître la vérité pour juger quelqu'un. Deux thèses s'affrontent dans le prétoire, la plus crédible l'emporte à la fin. Point barre.

Et, évidemment, cela crée forcément une justice à plusieurs vitesses. Qui a les moyens de s'offrir les services des meilleurs avocats, soutenus par des cabinets puissants, capables de mener des enquêtes approfondies et de susciter le fameux "doute raisonnable", s'en sortiront toujours, même s'ils sont coupables. Les autres, comme Jeff, doivent faire avec les avocats commis d'office souvent d'une nullité crasse ou peu motivés.

Jeff n'est pas préparé à tout cela, encore moins à se retrouver accusé d'un crime qui peut le mener à la chaise électrique. Alors, peut-être se défend-il mal, lui aussi. Peut-être n'a-t-il pas le caractère pour s'opposer à l'arbitraire qui le frappe. Pourtant, entre le début et la fin du roman, ce n'est plus vraiment le même homme que l'on a en face de soi.

Même un innocent subit l'influence de la prison sur sa personnalité, on le constate aisément. Le paisible chauffeur de taxi ne devient pas une brute épaisse, non, c'est tout de même plus subtil, mais l'enfermement, l'isolement, ça n'aide pas à devenir sociable... "Arrêtez-moi là !" n'est pas juste la chronique glaçante d'une erreur judiciaire, c'est aussi le diagnostic des séquelles de ces événements.

Il serait toutefois réducteur de se limiter à la critique de la machine judiciaire, telle que décrite dans la première partie du livre. Iain Levison va encore plus loin. D'abord, avec une cinglante critique des médias, prompts à s'enflammer autour de ce genre d'affaire, sans se soucier là non plus de vérité, et ne parlons même pas de déontologie...

Même lorsque l'innocence de Jeff devient évidente, la mélodie médiatique change, mais pas tout à fait à 180°... Dans cette histoire, et sans doute dans beaucoup d'autres, les médias sont à l'affût du scoop, peu importe que cela remette la procédure en cause, renvoyant les Jeff embarqués dans la galère au trou pour un moment, puis, sans reconnaître une quelconque erreur, restent du côté des forts...

Lorsqu'on s'est retrouvé, même par erreur, du mauvais côté du manche, il devient bien difficile de repasser de l'autre. La marque d'infamie n'est plus tatouée sur une épaule, mais le fer rouge médiatique est encore plus fort, on le voit de loin et il ne s'efface pas aussi simplement... Accusé un jour, coupable toujours, voilà ce qu'il ressort du destin de Jeff...

Et puis, cerise sur la gâteau, mais je ne vais pas en dire trop sur cet aspect du livre qui m'a laissé bouche bée avant de me consterner profondément, on découvre que, dans cette ultra-puissance où la valeur fric est la plus importante, la justice devient une marchandise, un service, quelque chose que l'on se doit de rentabiliser.

Peu importe si, au passage, on laisse un homme se faire broyer pour rien. Au contraire, c'est une plus-value dans l'Amérique des avocats-rois où être procédurier est aussi important que porter une arme et où négocier des dédommagements est une activité à part entière des meilleurs cabinets du pays. Jeff le gentil, le doux, se retrouve frappé par un cynisme force 12 sur l'échelle de Beaufort, en guise de deuxième lame...

Iain Levison nous place dans un inconfort total, avec ce livre. Oh, on compatit, bien sûr, on soutient Jeff de tout coeur, mais on est aussi salement voyeur, dans cette histoire. On assiste, impuissant mais consentant, à la déchéance (tiens, un mot bien d'actualité, non ?) de Jeff et l'on se sent peu à peu vaguement coupable...

Vaguement coupable de s'emballer dès qu'une info tombe sur Twitter ou Facebook, de la relayer dans l'émotion générale qui étouffe tout raisonnement et toute sérénité, sans recul ni respect pour les faits, comme pour les personnes impliquées. Je ne dis pas ça au hasard : quand une affaire d'enlèvement d'enfant se produit de nos jours, c'est le buzz immédiat et l'on se déchaîne avant même de savoir pourquoi.

Je me souviens des soutiens aux parents de Fiona, 5 ans, disparue en mai 2013, à Clermont-Ferarand. Une mobilisation énorme, des relais partout, des demandes de témoignages, les habituelles menaces aux coupables désignés, le traditionnel débat sur le rétablissement de la peine de mort, blablabla... Jusqu'à ce que l'on découvre que les coupables étaient les parents eux-mêmes. Oups... Désolé...

L'hystérie générale que procure la communication de masse au XXIe siècle, Jeff la vit sans doute de la même façon, dans l'autre sens, puisqu'il est innocent (je ne dévoile rien en le disant, le roman ne tourne pas autour de la culpabilité ou non du chauffeur de taxi) et qu'on en fait un coupable, pardon, LE Coupable de la mort d'une petite fille dont tout le monde ignore le sort exact...

"Arrêtez-moi là !" est un roman d'une immense violence. Pas la violence hollywoodienne, à grands renforts d'effets spéciaux et d'explosifs, mais une violence plus insidieuse, une violence plus sociale que psychologique, l'exclusion du genre humain décrétée a priori et sans retour en arrière possible. Cette pression intolérable qui a pour but de faire craquer un homme pour qu'il avoue ce qu'il n'a pas fait.

Je lis, sur certaines plateformes, certains sites, que des lecteurs trouvent la fin abrupte, un peu rapide. Je ne partage pas cet avis, car il y a deux éléments très importants dans ce dénouement qui expliquent cette brutalité. Une brutalité que Jeff a contractée au cours de ces mois d'enfer, comme on attrape une sale maladie qui vous ronge.

Oh, cette brutalité, il ne l'extériorise pas. Ce n'est pas un bagarreur, Jeff. Non, c'est pire, il l'intériorise, l'assimile, l'intègre même peut-être à son génome... Et, dans ces dernières pages, ce sont la trahison et le désespoir qui le frappent comme l'ultime uppercut qui envoie le boxeur au tapis pour le compte.

La trahison, c'est cette dernière discussion qui dévoile l'ultime manipulation, qui révèle que, malgré tout, sa culpabilité est toujours une hypothèse viable. Le désespoir, il se résume dans la dernière phrase du livre, huit mots comme un enchaînement de coup, foie, menton, en haut, en bas, qui, cette fois, vient mettre le lecteur KO.

"Arrêtez-moi là !" est un roman glaçant, terriblement sombre, qui vient nous perturber par le renversement des valeurs qu'on y observe. Alors que la justice dysfonctionne (déconne ?) à plein tube, c'est auprès de la personne la moins recommandable sur laquelle on puisse espérer tomber que Jeff trouvera une once de réconfort... Je ne suis pas sûr d'avoir récupéré de mon KO, en fait.

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