samedi 2 janvier 2016

"Nous sommes deux hommes venus d'horizons opposés, réunis par le destin et la loi américaine dans une affaire classique qui mérite un traitement classique".

La phrase ci-dessus a été écrite dans son journal par l'auteur de notre livre du jour en 1957 et la suite des événements va lui démontrer que cette affaire n'est pas si classique que ça. Au point d'inspirer à Steven Spielberg, qui vient d'adapter le livre dont nous allons parler pour réaliser "le pont des espions". Mais, à l'origine, il y a "l'Affaire Abel", un récit passionnant (et non une fiction) signé par un avocat américain, James B. Donovan. Réédité fin 2015 aux éditions de l'Archipel, pour coïncider avec la sortie du film, cet ouvrage publié à l'origine en 1965 est un témoignage fascinant sur l'espionnage, bien loin des actuelles méthodes ultra-technologiques, sur la Guerre Froide et les fortes tensions politiques entre les Etats-Unis et l'U.R.S.S. En soi, ce livre n'a rien d'un scénario hollywoodien, ce n'est pas un thriller, ni un succédané de James Bond, mais ça n'en est pas moins intéressant.



Le 19 août 1957, James B. Donovan reçoit le coup de téléphone qui va changer sa vie. Il entame juste ces vacances en famille, mais les interrompt aussitôt. Car cet appel, relayé par son cabinet, émane du conseil de l'ordre des avocats. Cette autorité voudrait que Donovan soit commis d'office à la défense d'un accusé un peu spécial...

Rudolf Abel, c'est en tout cas ainsi qu'il s'est présenté, a été arrêté deux mois plus tôt dans un hôtel miteux de Brooklyn, suite à une dénonciation. L'homme serait colonel au sein du KGB, il est donc accusé d'être un espion soviétique travaillant sur le sol américain et, en tant que tel, et bien que Etats-Unis et Union Soviétique soient officiellement en paix, il encourt la peine de mort.

Curieusement, la spécialité de Donovan, ce sont les questions d'assurance. Et, lorsqu'il demande conseil avant de rendre sa décision, des amis, des collègues, lui disent de laisser un ténor habitué des procès criminels prendre en charge cette affaire. Mais, un enjeu va faire basculer l'avis de Donovan : la volonté affichée du conseil de l'ordre de voir Abel bénéficier d'un procès le plus juste possible.

On est en pleine Guerre Froide, la propagande fait rage dans les deux blocs et, du côté américain, on voudrait que ce procès soit la vitrine de la démocratie occidentale face à l'arbitraire des procès staliniens encore en vigueur de l'autre côté du Rideau de Fer. Quel que soit le verdict, personne ne doit pouvoir dire que Abel aura été mal défendu.

Cela n'explique pas le choix de Donovan, me direz-vous. Oui, c'est vrai, mais l'ordre des avocats ne l'a pas désigné au hasard : pendant la guerre, il a occupé un poste de conseiller à l'OSS, l'ancêtre de la CIA, et a été l'assistant du juge Jackson lors du procès de Nuremberg. C'est cette expérience particulière qui a été retenue lorsqu'on a pensé que Donovan pourrait défendre Abel.

Après réflexion, Donovan accepte. Cette affaire est au diapason de sa conception de la justice : tout accusé a le droit à la meilleure défense possible. Et, ici, il sait d'emblée que rien ne sera simple. L'Amérique reste encore marquée par la doctrine très anti-communiste du sénateur McCarthy et nombreux sont ceux qui voudraient quasiment voir Abel pendu haut et court sans autre forme de procès.

Malgré l'ambiance très hostile, Donovan va relever le défi. Sachant qu'il aura du mal à innocenter un client qui, s'il ne reconnaît rien, ne nie pas vraiment non plus, l'avocat se consacre corps et âme à lui sauver la vie. Dans une affaire où le contexte pèse plus lourd que le dossier de l'accusation, éviter la peine de mort à Abel serait déjà énorme.

Le premier grand temps fort de "l'Affaire Abel", c'est donc ce procès, qui occupe près de la moitié du livre. Et la révélation qui frappe l'opinion américaine : il y a des espions étrangers sur le sol US ! Jusqu'ici, on n'avait, à l'image des Rosenberg, exécutés en 1953, connu que des traîtres, mais là, c'est tout autre chose.

Au cours de ce procès, Donovan ne va rien lâcher, cherchant à démonter pied à pied chaque argument de l'accusation. La clé de voûte, c'est le témoignage d'un autre espion, Reino Hayhanen (je l'écris comme dans le livre, même si on le trouve plutôt écrit "Häyhänen", lorsqu'on cherche sur internet). Il sera décisif, malgré la personnalité controversée de cet homme.

Mais, cette affaire va en éclairer d'autres, dont les dossiers sommeillaient parfois depuis plusieurs années, et les méthodes artisanales des espions vont alors être révélées, occultant le peu de preuves directes envers l'accusé, mais renforçant paradoxalement le sentiment qu'il est coupable. Vaillamment, Donovan va faire front et obtenir ce qu'il cherchait.

Ce qui a sauvé Rudolf Abel ? Un argument fort et prémonitoire : Donovan a insisté sur le fait de garder le maître espion en vue, car il pourrait un jour servir de monnaie d'échange contre un ressortissant américain. En 1957, cette idée d'échange n'a aucun sens, encore, et pourtant, non seulement, elle va porter, mais elle deviendra réalité 5 ans plus tard.

Voilà, je ne vais pas plus loin, rassurez-vous, même si j'évoque des faits connus, jusqu'au dénouement, sur ce fameux pont, le pont de Glienicke, un froid matin de février 1962. Outre le procès, Donovan raconte sa relation avec son encombrant client mais aussi les difficiles négociations qui aboutiront à l'échange avec l'aviateur Francis Gary Powers...

On est, je le redis, loin des films d'espionnage plein d'action, de poursuites échevelées, de fusillades, d'explosions et de ravissantes femmes fatales. N'abordez pas cette lecture comme vous le feriez avec un thriller, qui plus est, un thriller actuel, car vous seriez forcément déçu. Ici, à tous points de vue, c'est une gigantesque partie d'échecs à laquelle on assiste.

Q et ses gadgets sont loin, ici, c'est une pièce de cinq cents, un nickel, qui va focaliser l'attention. Une pièce creuse dans laquelle on faisait passer des microfilms... L'arsenal de l'espion venu du froid est assez rudimentaire, dans ces années-là, et ils ne roulent ni sur l'or, ni en Aston Martin. Par ailleurs, il est probable que Abel a su conserver pas mal de ses secrets et de ses méthodes.

Bien sûr, on a avant tout le regard de Donovan, partie prenante de l'affaire et ne bénéficiant pas du recul qui peut être le nôtre avec un demi-siècle de décalage. Mais, sa relation du procès est digne des grands romans ou films judiciaires et plonge le lecteur au coeur du fonctionnement de la justice américaine, sensiblement différente de ce que l'on connaît en France.

Reste le cas Abel. Si Donovan réussit à créer un lien avec son client désigné, si une confiance, mesurée, mais réelle, s'instaure entre eux, il faut reconnaître que l'espion reste un vrai mystère. Ne tombons pas dans les clichés, mais je pense que tout le monde remarquera sa froideur, son mutisme, son incroyable contrôle de soi qui collent assez avec l'image d'Epinal de l'espion soviétique.

Il ne va rien lâcher, ou si peu. Pas d'épanchement, pas de confidence. Même sa réaction quand il apprend qu'il échappe à la peine de mort reste discrète. Il émane de lui une confiance inébranlable qui peut confiner à la morgue. Comme si, malgré tout, malgré sa posture difficile, c'est lui qui tenait les rênes de toute cette affaire.

Qu'il est difficile de cerner cet homme. Qu'il est difficile de savoir exactement le rôle qu'il tenait et les objectifs qu'il remplissait aux Etats-Unis, depuis son arrivée près de 10 ans plus tôt... Est-il un rouage ou une pièce-clé d'un dispositif très important ? Nul ne peut vraiment le dire et les éléments qui le font condamner tiennent plus du faisceau de présomptions que des preuves incontestables.

Donovan nous raconte "l'Affaire Abel", mais, une fois le livre refermé, une fois le dernier courrier échangé entre l'avocat et son client, à travers le Rideau de Fer, il persiste un véritable mystère Abel qui excitera, je pense, la curiosité de bien des lecteurs. L'étrange charisme du colonel Abel, tombé pour une erreur de débutant, agit sur son avocat comme sur le lecteur et on sort un peu frustré.

Mais il faut comprendre que Donovan n'a pas pour mission de découvrir les secrets de son client. Voilà pourquoi il n'insiste pas et se contente d'assurer sa défense. Jusque dans la volonté, quelques années après, de lui trouver une porte de sortie. Donovan assurera quasiment seul les démarches menant à l'échange, se rendant à Berlin-Est, sans garantie ni protection, et se débattant au milieu d'un jeu diplomatique complexe.

C'est l'autre gros morceau du livre, ces négociations. Un peu naïf, Donovan croit que tout se réglera rapidement, mais c'est tout le contraire qui se produit. Son récit de la valse-hésitation entre Berlin-Est, Moscou et Washington est sidérant, un marchandage, il n'y a pas d'autre mot, autour du sort de plusieurs hommes (Abel et Powers n'étant pas les seuls dans la balance).

Après les années 50 et les tensions liées au maccarthysme, Donovan se frotte cette fois au contexte de tension maximale entre les deux blocs, au début des années 60. Toutes ses démarches à l'Est ont lieu entre le désastre de la Baie des Cochons, au printemps 1961, et la crise des missiles de Cuba, à l'automne 1962. Entre JFK et Khrouchtchev, ce n'est vraiment pas le grand amour...

Bien sûr, Donovan ne raconte pas tout ce contexte dans lequel il baigne, son livre se basant sur les notes prises sur le vif entre 1957 et 1962, mais le lecteur doit aussi faire cet effort de remettre en perspective cette histoire, qui se déroule à des moments cruciaux de cette période. Son engagement, au-dessus des crispations idéologiques n'en est que plus fort.

Il est d'ailleurs intéressant de noter que, en juin 1962, quelques mois après le fameux échange de Berlin-Est, Donovan accomplira un deuxième fait de gloire professionnel tout aussi remarquable : la négociation concernant la libération des 1113 hommes faits prisonniers par les forces castristes à l'issue de la débâcle de la Baie des Cochons...

Revenons à l'affaire Abel. Je comprends tout à fait que ce récit ait pu inspirer Hollywood. Je n'ai pas vu le film de Steven Spielberg, je le précise, mais, de ce que j'ai aperçu, je pense que, dans le fond comme la forme, on s'éloigne pas mal du livre. Si vous avez vu le film, je vous encourage encore plus à lire ce document passionnant, car elle vous offrira des clés de réflexion nouvelles.

Alors que, de nouveau, l'espionnage revient sur le devant de la scène ces dernières années, lire "l'Affaire Abel" prend un relief particulier et plus encore parce qu'il ne s'agit pas d'une fiction. On mesure la différence de moyens et de méthodes entre ce qu'accomplissaient des hommes comme Abel et Hayhanen et ce que dénonce un Snowden, par exemple.

Et surtout, on comprend mieux le terme "Guerre Froide" : officiellement, cette période est une période de paix. Mais, propagande, intoxication, jeux diplomatiques, roulements de mécaniques et menaces voilées s'exercent à tous points de vue. Exactement comme on s'attend à le voir en plein conflit, officiellement déclaré.

Merci à Steven Spielberg d'avoir permis la réédition de ce livre tellement particulier. J'ai toutefois une critique à adresser au nouvel éditeur, l'Archipel. Comme vous l'aurez noté dans ce billet, j'insiste sur le peu qu'on sait de Rudolf Abel. Du point de vue de James B. Donovan, c'est normal, il a le nez dessus. Donovan et Abel sont morts en 1970 et 1971, donc, il n'a pas eu l'occasion de creuser le sujet.

Mais l'Archipel aurait pu, à mon humble avis, ajouter aux annexes une notice biographique sur Rudolf Abel pour ne pas se contenter du peu d'informations que l'on connaît à son sujet à travers le récit de l'avocat. Car, derrière ce patronyme, Rudolf Abel, se cachent bien des éléments passionnants et je ne saurais que trop vous engager, une fois la lecture de "l'Affaire Abel" terminée, à aller faire un tour sur internet pour découvrir qui fut VRAIMENT Rudolf Abel...

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