vendredi 19 février 2016

"Ce sont les histoires qui donnent de la saveur à la vie".

J'aime bien les auteurs qui savent surprendre leurs lecteurs, qui les emmènent dans des directions inattendues. Et quand ça vient d'un auteur connu pour ses thrillers, le voir proposer autre chose, un roman complètement différent de ce qu'il publie d'ordinaire, c'est, à mes yeux, encore plus intéressant. En voici un exemple remarquable, avec l'Italien Donato Carrisi, auteur du fameux "Chuchoteur", au succès international. Délaissant un temps la noirceur de l'âme humaine qu'il explore dans ces thrillers, il a publié un court roman plein de poésie et de folie douce, malgré le sombre contexte dans lequel il s'inscrit, "La femme aux fleurs de papier", publié chez Calmann-Lévy et désormais disponible au Livre de Poche. Une histoire où l'imaginaire tient une place fondamentale, autant pour les personnages, que pour le lecteur...



Au printemps 1916, les combats ne font pas rage que sur le front français, mais également à la frontière entre l'Autriche et l'Italie. Un théâtre d'opération assez particulier, puisque c'est en pleine montagne que les combats se déroulent. Au début du mois d'avril, les Italiens anticipent l'arrivée du printemps et réussissent une percée décisive dans le secteur.

Les Autrichiens reculent partout mais conservent l'ascendant dans le Monte Fumo, un sommet tyrolien. Et, non seulement ils ont contenu l'offensive italienne, mais ils ont réussi à capturer cinq soldats ennemis, considérés comme des espions. Ils seront passés par les armes le lendemain à l'aube, mais, avant l'exécution, les officiers autrichiens souhaitent identifier l'officier dirigeant l'escouade italienne.

Mais, celui-ci se tait. Aucun des cinq hommes ne révèle son identité, d'ailleurs, et ils n'arborent aucun signe distinctif indiquant leurs grades. Le commandant du bataillon est persuadé de savoir lequel des Italiens est l'officier, mais il a besoin d'en être sûr. Car son supérieur, un lieutenant-colonel, a lui-même récemment été capturé et il pense détenir désormais une monnaie d'échange.

Il reste donc quelques heures, une nuit, pour persuader l'homme de dévoiler son identité et son grade, sinon, il sera fusillé comme les autres. Pour obtenir les renseignements désirés, le commandant va faire appel à un de ses hommes, Jacob Roumann. Outre sa profession de médecin, celui-ci parle italien et pourra ainsi parfaitement négocier avec le détenu mutique.

Et plus encore, il ne ressemble pas à un soldat, lui explique son supérieur. Le Dr Roumann n'aime pas la guerre, ce qu'il y voit le désole. C'est aussi un homme fragilisé par le départ de son épouse, quelques mois plus tôt, après être tombée amoureuse d'un autre... La mission qu'on lui confie ne lui plaît guère, mais comment refuser ?

Alors, surtout mu par l'idée qu'il pourra sauver la vie du prisonnier en lui faisant avouer qui il est, il se rend auprès de lui, équipé de café et de tabac, indispensables pour mettre son interlocuteur en confiance. Il ne sait pas encore que cette rencontre sera la plus extraordinaire de son existence, au point de lui donner un nouveau sens...

Pourtant, le détenu ne cède pas, au contraire, il refuse strictement de dévoiler son identité et son grade. Mais, il parle. Et ce qu'il dit a de quoi surprendre le médecin qui s'attendait certainement à tout, sauf à ça. Car l'homme en face de lui se propose de lui raconter une histoire. Et, à l'issue de ce récit, Jacob Roumann aura les réponses aux trois questions que lui soumet le détenu :

"Qui est Guzman ? Qui suis-je ? Et qui était l'homme qui fumait sur le Titanic ?"

N'en disons pas plus. Ni au sujet de ces questions qui paraissent, sur le coup, complètement absurdes, au point de se demander si le prisonnier ne se paye pas la fiole du pauvre Jacob, ni sur le contenu de l'histoire qui va, au fil de cette nuit si particulière, créer entre les deux hommes un lien que rien, désormais, ne pourra rompre.

Ce sera au lecteur de faire l'expérience de cet étrange voyage immobile, d'entrer dans l'intimité de ces deux êtres qui n'ont pourtant, a priori, rien en commun. Ce sera au lecteur de chercher où le détenu cherche à emmener le médecin, de comprendre son cheminement et, pourquoi pas, de répondre avant la fin d'un livre qui se lit d'une traite, aux fameuses trois questions.

"La femme aux fleurs de papier" (non, n'insistez pas, je ne vais pas non plus expliquer ce titre, je suis pénible, je sais, mais c'est ainsi...) est un véritable conte. En fait, Donato Carrisi joue aux "Mille-et-une nuit", mais en les concentrant en une seule. Avec, comme pour Shéhérazade, la perspective d'une échéance fatale au bout de la nuit...

Oui, ce roman est un conte, l'imaginaire prend les commandes du récit, impossible de dire si ce que raconte le détenu contient la moindre miette de vérité ou s'il s'agit d'une entière invention. D'ailleurs, on est prévenu d'emblée, par ces deux lignes mises en exergue : "L'histoire que vous lirez dans ces pages est vraie. / Tout le reste, inévitablement, est inventé".

Une mise en bouche qui n'est pas sans rappeler la fameuse phrase de Boris Vian, "Cette histoire est vraie, puisque je l'ai inventée". Et un vrai travail de romancier, puisque toutes les amorces d'histoires, que ce soit la partie sur les pentes du Monte Fumo ou les ramifications du récit du prisonnier ont pour origine des histoires réelles. Mais ensuite...

Ensuite, on vogue sur ces récits plein de poésie, mais aussi imprégnés d'une certaine folie. Une folie douce, rien à voir avec la folie furieuse qui sévit à l'extérieur du lieu où s'entretiennent Jacob et son mystérieux interlocuteur. Non, on flotte dans des univers qui, effectivement, rappellent des décors de contes et nous emmènent aux quatre coins du monde.

Et, petit à petit, se dessine non pas une histoire, mais un faisceau d'histoires, toutes liées entre elles, forcément, dans lesquelles on découvre une incroyable galerie de personnages, parfois extraordinaires malgré eux, parfois excentriques, parfois en quête d'un idéal, parfois l'ayant trouvé... Mais tous ont pour moteur une passion, qu'elle soit amoureuse ou liée à des activités toujours surprenantes.

On chante, on danse, on joue de la musique, on escalade des montagnes, on fume le cigare (c'est un livre où l'on fume énormément, il faut bien le dire), on voyage, on séduit, on aime, on pleure... Une grande partie des émotions humaines sont présentes dans ces tranches de vie, censées nous mener aux réponses aux trois questions posées par le prisonnier.

Et cette impression onirique est encore plus forte parce qu'elle contraste avec les événements qui se déroulent simultanément au récit du prisonnier. On a beau être en pleine nuit, les tranchées autrichiennes ne dorment pas vraiment. Il y a beaucoup d'agitation, entre l'étiquette militaire qui exige des rapports, le rôle de médecin de Jacob ou d'autres motifs d'interruption.

A travers ces interventions, la réalité se rappelle au bon souvenir des rêveurs, si je puis dire. La violence fait irruption entre les deux hommes, les menaçant de ne pouvoir achever le récit du prisonnier. Si ce dernier ne semble pas vraiment s'en offusquer, Jacob, lui, entend bien connaître les réponses à ces questions qui ont piqué sa curiosité, indépendamment de la mission qui lui a été confiée.

La guerre est là. Mais ce n'est pas la seule manifestation dramatique qui intervient, comme si le réel ne pouvait se faire remarquer que de cette sinistre façon. J'ai évoqué, et pour cause, c'est l'un des enjeux du récit, le Titanic et son naufrage, mais on repère d'autres éléments de ce genre dans la dernière partie du livre.

Si Jacob est si sensible à ce récit, c'est sans doute parce qu'il l'extrait justement de cet univers militaire, guerrier et violent qu'il ne supporte plus. Où aller, puisque plus personne ne l'attend depuis le départ de sa femme ? Et si c'était exactement ce que lui offrait le condamné, lors de cette dernière nuit : une nouvelle raison de vivre ?

Terne, triste, la vie de Jacob retrouve des couleurs au fil du récit de l'inconnu. Car, eh oui, il le lui dit presque dès les premiers instants, "ce sont les histoires qui donnent de la saveur à la vie". Celle de Jacob a perdu la sienne, de saveur, comme un chewing-gum trop longtemps mâché. Mais, en écoutant le condamné, peu à peu, son agueusie s'estompe et il retrouve des sensations perdues, oubliées.

"La femme aux fleurs de papier" est un roman sur la transmission. Ici, elle est orale, on va y revenir, mais évidemment, on songe aux écrivains qui, eux aussi, transmettent des histoires capables de donner du goût et des couleurs aux existences des lecteurs. Une transmission indispensable car, si elle ne chemine pas des uns aux autres, des narrateurs aux auditeurs, alors, l'histoire s'éteint.

Il y a une phrase qui m'a frappé dans ce que dit le prisonnier. Il la prononce plusieurs fois, me semble-t-il : "je suis le dernier des aèdes". J'aurais pu la choisir pour titre de ce billet, d'ailleurs. Un aède... Ces poètes antiques qui, par le récit ou par le chant, transmettait les récits des héros et des dieux, contribuant ainsi à la construction des mythologies.

On comprend, alors que la nuit passe et que l'heure de l'exécution se rapproche inexorablement, qu'il y a cette volonté de transmettre chez le condamné. Dans quel but ? Cela n'apparaîtra bien sûr qu'en toute fin de récit. Le mot "dernier" accolé au terme d' "aède" fait tiquer. Dernier en date, peut-être ? A la recherche de celui ou de celle qui reprendra le flambeau et continuera à faire vivre ces histoires auprès d'un autre public...

La transmission... Elle n'est pas que dans la démarche du condamné. J'ai dit que je n'expliquerai pas le titre et je ne reviens pas là-dessus. Mais, parlons un peu de ces fleurs de papier... Elles aussi, on le découvre dans le coeur du roman, font l'objet d'une transmission. Et je crois même pouvoir dire qu'elles servent à accomplir certains des plus beaux gestes relatés dans le livre de Donato Carrisi.

Je suis bien embarrassé pour classer ce livre... Un thriller, non, c'est évident. Un roman noir, ai-je trouvé, à plusieurs reprises, y compris sous la plume de l'auteur lui-même qui, dans une note en fin d'ouvrage, qualifie ainsi son livre, en français dans le texte. Alors, allons-y, et vous verrez sur le blog ce billet avec un libelle "roman noir".

Pourtant, à mes yeux, "la femme aux fleurs de papier" est un livre lumineux, une victoire de la lumière sur l'obscurité. Bien sûr, ce livre, que ce soit pour ses personnages ou ses lecteurs, ne change pas les réalités dans lesquelles ils évoluent. Le récit du prisonnier n'interrompt pas la grande boucherie de 14-18 et, une fois refermé, le lecteur retrouve son quotidien... et ses soucis.

Mais, et je reprends le parallèle entre les personnages de Carrisi et le lecteur, une fois que le prisonnier a terminé son histoire, la vie a pris de nouvelles couleurs et, comme Jacob, nous devenons récipiendaires des récits de l'aède. Nous deviendrions nous-mêmes aèdes si le commandement du lecteur "tu ne raconteras pas ce qui est écrit dans le livre parce que le spoiler, c'est le mal", ne l'imposait...

Quoi que... Nous aussi, blogueurs, enfin quand nous n'utilisons pas l'outil pour parler d'abord de soi et servir soi-même sa propre légende, sommes des aèdes des temps de l'internet. Nous transmettons, en parlant des livres que nous lisons, des histoires et aussi des envies que d'autres partageront à leur tour, etc. Mais, sans les véritables raconteurs d'histoire que sont les écrivains, n'oublions pas que nous ne serions pas grand-chose...

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