jeudi 7 juillet 2016

"Vous devez faire attention, sinon l'Amérique vous corrompra".

Après la découverte que fut "Chinongwa", parlons d'un autre roman, plus renommé, celui-là, mettant en scène une femme africaine. En dehors de cela, peu de points communs entre nos deux livres, précisons-le, car là où le roman de Lucy Mushita évoquait une société très traditionnelle, c'est au contraire un livre ancré dans la modernité dont il sera question aujourd'hui. "Americanah", de la Nigériane Chimamanda Ngozi Adichie, récemment sorti en poche chez Folio, est une chronique construite autour d'un personnage féminin, dont le parcours n'est pas sans rappeler celui de l'auteure, qui va vivre pendant près d'une quinzaine d'années aux Etats-Unis avant de rentrer au pays. Une histoire d'amour impossible, mais aussi réflexion sur ce qu'apporte l'expérience à l'étranger et les changements qui s'opèrent. Sans oublier, car c'est un des grands axes du livres, la question du racisme dans les sociétés occidentales...



Ifemelu est née au Nigéria, où elle a grandi et entamé ses études. Mais, l'époque est tourmentée et les universités du pays sont constamment en grève, ce qui empêche la jeune femme de mener à bien ses projets. Alors, sur un coup de tête, ou presque, Ifemelu décide de quitter son pays natal pour s'installer aux Etats-Unis, afin d'y reprendre des études dans un contexte plus propice.

Elle laisse derrière elle sa famille, bien sûr, mais surtout son premier amour, Obinze. Un premier amour qui dure et que tous, sans doute Ifemelu et Obinze les premiers, voyaient se concrétiser par un mariage. Mais, la jeune femme en a donc décidé autrement et, une fois aux USA, même si ça lui coûte énormément, les circonstances vont l'amener à couper les ponts avec Obinze, sans lui donner d'explication...

Lorsque le roman débute, voilà près d'une quinzaine d'années que Ifemelu a posé ses valises en Amérique. Mais, le moment est venu pour elle de rentrer au pays. Ainsi en a-t-elle décidé, sans vraiment savoir ce que lui réservera l'avenir. Mais, comme elle n'avait pas imaginé les difficultés qui accompagneraient son arrivé aux Etats-Unis, elle essaye de ne pas songer à ce qui se passera lors de son retour.

Avant de s'envoler pour le Nigéria, l'heure est venue de faire le point sur cette quinzaine d'années passée outre-Atlantique. Sa vie personnelle, bien sûr, ses études puis sa vie professionnelle, à laquelle on peut associer la création et l'animation d'un blog qu'elle consacre à ses impressions et à son regard sur la société américaine et la place des Noirs. Un blog qui va connaître un vrai succès.

Ce blog, elle va lui insuffler une acuité et un sens de l'observation tout à fait remarquable. Une idée née d'un constat : elle qui n'avait jusque-là jamais fait attention à sa couleur de peau découvre, en arrivant en Amérique, qu'elle est noire. L'expression n'est pas de moi, elle est dans le roman et elle résume parfaitement la situation.

En Amérique, être noir au début du XXIe siècle, c'est difficile. Le racisme n'est plus officiel, mais il n'a pas disparu. Il est diffus, insidieux, sournois... Pire, il émane parfois de personnes les mieux intentionnées du monde, mais d'une immense maladresse... Bref, Ifemelu se retrouve constamment renvoyé à sa race, elle qui n'en n'avait jamais eu conscience jusque-là.

Peu à peu, ce qu'elle vit, ce qu'elle entend, ce qu'on lui confie (le titre de ce billet, par exemple, est tiré d'une discussion avec un chauffeur de taxi qui deviendra le thème d'un des billet de son blog), tous ces mots, parfois douloureux, vont éveiller une conscience militante chez Ifemelu. Sans rien révéler d'elle-même, son blog va dénoncer les travers de la société américaine en matière raciale.

La place particulière des Noirs dans un pays à l'histoire complexe en la matière, toujours sous la domination des Blancs, et plus encore des WASPs, mais ce n'est pas la seule chose que va remarquer Ifemelu. Ce qui va aussi attirer son attention et lui inspirer un certain nombre de ses billets, c'est la différence d'appréciation entre les Afro-Américains et les Noirs non-Américains.

Entre les noirs nés en Amérique et ceux qui ont grandi ailleurs, et particulièrement en Afrique, mais aussi dans les Caraïbes, des différences notables apparaissent aux yeux d'Ifemelu. Des différences culturelles profondes, un enracinement différent et, par conséquent, des malentendus ou des positionnements différents face aux problèmes.

La couverture de l'édition Folio est tout à fait bien vu, car il est beaucoup question de cheveux, dans "Americanah". La différence peut-être la plus visible et la plus évidente entre les Afro-Américains et les noirs non-Américains. Ces chevelures si particulières des Africains qui se démarquent de la volonté des Afro-Américains d'avoir des coiffures bien plus proches de celle des Blancs.

Ne croyez pas que ce soit un détail, c'est l'un des fils rouges du livre. A travers ces questions capillaires, là encore, un certain racisme, par exemple, au moment de solliciter un emploi. Chevelure disciplinée et lissée contre chevelure libre et crépue, le débat fait rage et, pour Ifemelu, c'est toute la question de son identité qui se pose.

Comme si son africanité reposait avant tout dans cette manière de se coiffer, où l'on préfère tresser les cheveux ou les laisser libres dans ces coiffures afros rappelant les années 1960-70, mais surtout pas les lisser à coup de produits cosmétiques ou de rallonges artificielles... Ifemelu a du caractère, elle fera tout pour ne jamais rompre ses racines africaines, jusque dans le choix de ne pas américaniser son accent.

On retrouve tout ces éléments dans la vie sentimentale d'Ifemelu. Après avoir quitté Obinze, elle fait la rencontre d'un homme blanc, dont elle va partager la vie un long moment. Avec des hauts, des bas, des questions d'apparence, car tout est apparence, n'est-ce pas ? Puis, ce sera une relation là aussi compliquée avec un Afro-Américain.

A travers ces histoires d'amour métissées, Ifemelu poursuit son initiation dans ce pays si différent du sien et dans lequel elle peine à trouver véritablement sa place. Intéressant, aussi de voir tous les débats auxquels assiste la jeune femme, mais auxquels elle va aussi participer, lors de la campagne de Barack Obama pour l'investiture démocrate, puis dans la course à la Maison-Blanche...

En parallèle de la vie d'Ifemelu, et même si c'est, en quantité, en tout cas, bien moins important, on suit aussi le parcours d'Obinze. Très affecté par le départ d'Ifemelu, lui aussi a fait le grand saut. Mais, c'est en Angleterre qu'il a choisi d'aller. Une expérience difficile, qui va faire long feu et se solder par une expulsion... Là encore, l'occasion de mesurer la difficulté d'intégrer une société autre que la sienne.

Ifemelu et Obinze ne sont pas Roméo et Juliette. Le lien qui les unit est fort, mais se distend en fonction de leurs choix de vie. Ce fil, on le croit rompu, longtemps, sous l'impulsion de la jeune femme. Et Obinze sans doute aussi, puisqu'il va construire une autre vie, au Nigéria. Vie professionnelle, aisée et confortable, mais aussi vie familiale...

Au-delà de tous les thèmes abordés plus haut, évidemment, la relation entre ces deux personnages est au coeur d' "Americanah". Chacun fait l'apprentissage de la vie de son côté, expérimente des difficultés, fait des rencontres, avance socialement... Et l'on se dit qu'il faudra bien qu'ils se retrouvent un jour, sans savoir si ce sera pour le meilleur ou pour le pire.

Un mot du retour au pays d'Ifemelu, même si ça nous emmène loin dans ce roman qui frôle les 700 pages dans sa version Folio. Un mot, et c'est le titre du livre : de retour au pays, et malgré ses précautions pour ne pas se laisser corrompre par l'Amérique, Ifemelu découvre tout de même qu'elle a changé et qu'aux yeux des Nigérians, elle est une Americanah, une Américaine...

Par un étrange et troublant jeu de miroir, elle découvre une société nigériane qui a beaucoup changé en son absence. Qui s'est modernisée, mais qui s'est aussi, d'une certaine façon, en tout cas pour une certaine couche de la population, occidentalisée. Elle fait partie de cette frange, dans les faits, mais, si elle est rentrée, c'est malgré tout pour retrouver ses racines.

Elle ne se sent pas à l'aise au milieu de ces migrants rentrés au pays, tout en gardant un pied de l'autre côté de la frontière. Comme elle refusait en Amérique que sa peau noire et sa chevelure afro puissent être des handicaps, elle ne comprend pas que son expérience hors du pays lui confère une quelconque supériorité sur les autres...

Alors, oui, il y a un décalage et 15 ans de vie américaine ont laissé leur trace, mais Ifemelu reste une Nigériane et veut retrouver sa culture d'origine, loin des canons imposés par la puissance américaine. On sent bien que le risque pour Ifemelu, c'est de se retrouver, lors de son retour, comme si elle était une étrangère partout, jamais vraiment américaine, et pourtant, plus vraiment nigériane.

En lisant "Americanah", j'ai repensé à un autre roman africain, évoqué sur ce blog : "le ravissement des innocents", de Taiye Selasi. Entre les deux livres, des passerelles, bien que les deux histoires soient très différentes, presque opposées, puisque les jeunes personnages du livre de Taiye Selasi étaient, justement, au contraire d'Ifemelu, des produits de la société US, coupés de leurs racines africaines.

Mais, on retrouve aussi ces questions liées au retour au pays, aux origines africaines fortes, qui diffèrent forcément des populations nées aux Etats-Unis. Sans doute Ifemelu aurait beaucoup à apporter et à conseiller aux personnages du "Ravissement des innocents" et ces derniers auraient beaucoup à gagner à lire son blog...

Fin de cette parenthèse. Car, une autre des grandes différences entre les deux livres, c'est le ton. Chimamanda Ngozi Adichie, comme son personnage, d'ailleurs, a du caractère et n'a pas sa plume dans sa poche. Elle bouscule les idées reçues, mais de tous les côtés, agitant les consciences aussi bien des dominants que de ceux qui suivent des parcours proches.

J'ai évoqué le blog d'Ifemelu, on en trouve des extraits à la fin des chapitres, et l'on comprend à leur contenu les raisons de son succès. Parce qu'elle égratigne tout le monde, donc, mais aussi parce qu'elle assène des vérités sans en avoir l'air pour remettre en cause tout ce qui est établi et nous faire tous réfléchir à nos façons d'être, d'agir et de penser. Et peu importe la couleur de nos peaux.

Il y a quelque chose chez Chimamanda Ngozi Adichie qui me rappelle les romans de Léonora Miano. La première est anglophone, la seconde francophone, l'une est Nigériane, l'autre Camerounaise, mais il y a la même force dans les mots, le refus des concessions, sans épargner personne. Du poil à gratter, indispensable en ces temps où les relations à l'autre sont de plus en plus difficiles...

Mais, le vrai tour de force d' "Americanah", c'est de réussir à installer une formidable histoire d'amour au coeur de ce livre militant et remonté. Car, ne l'oublions pas, ce livre, c'est aussi et peut-être avant tout la relation hachée entre Ifemelu et Obinze. Une sorte d'Odyssée où les rôles seraient renversés, Ulysse attendant cette fois Pénélope.

Bref, un roman complet dans lequel les seconds rôles tiennent aussi une place importante, je ne les ai guère évoqués. Mais que ce soit au Nigéria ou en Amérique (et même dans la courte partie anglaise), ils sont aussi ceux qui cristallisent tout ce que Ifemelu note, tout ce qui l'agace, tout ce qu'elle dénonce, avec un sarcasme mordant et beaucoup de talent. Tout comme sa créatrice.

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