samedi 17 septembre 2016

"Les morts ne parlent pas, Jacob. C'est ceux qui restent en vie qui écrivent l'histoire".

Il n'y a rien à dire, les Américains sont définitivement les maîtres incontestés du roman noir. Le vrai, le pur, celui qui sent le cambouis et le tord-boyaux, la violence et la folie. Un nouvel exemple avec notre roman de ce jour, premier roman d'un auteur américain, trentenaire et qui, avant de se lancer dans la fiction, avait signé un essai autobiographique très remarqué. Cet auteur, c'est David Joy, qui signe aux éditions Sonatine "Là où les lumières se perdent" (traduction de Fabrice Pointeau), un magnifique exemple de ce genre qu'on a trop tendance à oublier, à méconnaître, trop habitué désormais aux thrillers. Mais que c'est fort, un roman noir comme celui-là, quand la tension monte petit à petit, quand la psychologie remplace l'action et quand la violence devient incontrôlable... Ne vous fiez pas au patronyme de l'auteur, il n'y a pas beaucoup de joie dans ce roman, mais un vrai plaisir à prendre pour le lecteur que l'obscurité attire...



Jacob McNeely a tout juste 18 ans et vit en Caroline du Nord, dans un coin perdu des Appalaches. Une région où son nom est bien connu, mais pas forcément pour le meilleur... En effet, le père de Jacob, Charly McNeely, est un trafiquant de drogue dont la petite entreprise ne connaît pas la crise et l'activité s'étend largement au-delà des limites de leur bled.

Personne n'ignore ces activités, et pourtant, personne ne s'attaque à Charly McNeely, qui poursuit tranquillement son activité, blanchit l'argent dans le garage qu'il tient et dans lequel il fait travailler deux frères comme mécanicien. Et puis, pour éviter toute mauvaise surprise, Charly n'hésite pas à graisser quelques pattes dans la police locale, celle du lieutenant Rogers, "l'ami de la famille".

Mais, lorsque débute le livre, Charly McNeely ne décolère pas : Un certain Robbie a eu la langue trop bien pendue, et ça ne se fait pas... Il va falloir lui apprendre à la fermer une bonne fois pour toutes, mais, avant, il va falloir que Robbie dise dans quelle oreille attentive il a bavé... Et Charly s'est dit que ce serait un bon moyen de mettre le pied à l'étrier de son fiston.

Jacob s'y colle mais, allez savoir si c'est l'inexpérience du jeune homme ou son peu d'enthousiasme à s'exécuter (et à exécuter l'autre par la même occasion), l'affaire part sérieusement en vrille... Les tortionnaires débutants se révèlent être des pieds nickelés : non seulement ils vont échouer à faire parler Robbie mais, ils ne vont pas non plus réussir à le faire taire ensuite...

Les petites affaires du clan McNeely sont plus que jamais en péril, mais surtout, Jacob se retrouve bien malgré lui dans l'oeil du cyclone. Avec bien des questions en tête... La principale étant de se demander si la cigogne qui l'a déposé dans cette famille à sa naissance n'avait pas un sérieux coup dans l'aile, car il ne se sent absolument pas le fils de son père...

Si Charly est une brute sans état d'âme, qui a fait de son épouse (la mère de Jacob) une épave camée jusqu'à l'os avant de la larguer sans se retourner, Jacob est un adolescent calme et peu porté sur la violence. Bon, il traficote bien un peu, mais plus de l'herbe que des drogues dures, une herbe qu'il fume aussi, mais sans exagérer.

Son regret, c'est de n'avoir pas pu faire d'études. Il a quitté l'école dès le collège et depuis, il joue le jeu de la famille. Mais, son rêve, c'est de se barrer de là, de couper les ponts et d'aller vivre une vie moins dangereuse loin des McNeely. Peut-être avec Maggie, son ancienne voisine, avec qui il est sorti un temps avant qu'elle ne change de quartier...

Il sait parfaitement que ces rêves, il ne pourra jamais les réaliser. Son père ne l'accepterait pas. Il lui faut se préparer à prendre la relève, mais en a-t-il envie ? Jacob est sans doute trop sage, trop gentil (trop faible, dirait son père) et, plus encore, trop naïf pour devenir un caïd. Mais, avec l'histoire de Robbie, le voilà dans de beaux draps, obligé de réparer ses erreurs...

A moins qu'il ne se décide enfin à se rebeller contre son père...

"Là où les lumières se perdent", c'est d'abord l'histoire d'un garçon résigné à vivre le destin qu'on lui impose. Il aurait sûrement pu viser des études en université, mais son père ne l'aurait jamais laissé s'éloigner... Alors, il vivote, rendant visite à sa pauvre mère et supportant difficilement un père à qui il ne fait absolument pas confiance...

Ce livre est donc aussi une histoire de relations entre un fils et son père. D'accord, les affaires de Charly McNeely sont florissantes (et illégales), mais Jacob n'en voit pas la couleur, de cet argent. Il continue à vivre dans un taudis, ou pas loin, roule dans une guimbarde sans âge, doit lui arracher un peu d'argent de poche et voit ses salaires lui passer sous le nez...

Mais, surtout, au moment de quitter l'adolescence pour entrer définitivement dans l'âge adulte, Jacob se pose des cas de conscience... Être le fils d'un homme violent et malhonnête, prêt à tout et sans remords, ça lui pèse un peu. Sa vie, il l'envisage bien plus tranquille, bien plus discrète... "Les gens comme nous ont besoin de pseudonymes", dit-il même...

Au fil du livre, la tension monte entre le fils et le père. Les reproches de Charly, mais aussi cette situation infernale dans laquelle il se retrouve, le sortent de sa léthargie. Cette fois, il risque la prison et nul doute que son paternel l'y enverra sans hésiter si cela sert ses intérêts. Alors, que faire ? Se barrer pendant qu'il est encore temps et refuser l'affrontement ou enfin régler ses comptes ?

Mais, réduire le roman de David Joy à ce duel bouillant et plein de testostérone, ce serait réducteur. Les femmes aussi tiennent une place importante dans les décisions de Jacob. Sa mère, sur laquelle il veille et qu'il essaye de faire redescendre sur terre lorsqu'elle plane à 10 000 (la plupart du temps, en fait)... Et puis Maggie, la belle et douce Maggie, avec qui il voudrait renouer...

Les deux ados étaient inséparables, unis par un amour pur et sincère. Et puis, Maggie est partie, suivant ses parents dans une autre partie de la région, tandis que Jacob, embarrassé par son mode de vie, voulait la protéger en ne lui imposant pas la présence d'un McNeely et de sa mauvaise réputation. Mais le coeur a ses raisons, vous connaissez la suite...

Le drame est constitué. Quoi qu'il se passe, on se dit rapidement que ça ne pourra se faire que dans la violence, car rien ne se fera facilement. Mais, Jacob, qui est le narrateur du roman, a-t-il les épaules pour s'opposer au roublard Charly ? Et s'il s'enfuit, le laissera-t-il faire ? Bientôt, les événements se bousculent et le nombre de choix se réduit sérieusement...

Tout est là : Jacob a entamé un bras de fer avec le destin. S'il l'emporte, alors, il récupérera les rênes de son existence. S'il échoue, il devra jouer avec les règles du jeu, ces règles édictées par son père, ces règles qu'il rejette, et évoluer dans un monde où tous les coups, même les plus bas, les plus vicieux, sont permis...

Ce livre parvient à concilier un enchaînement des faits imparables, avec un personnage bien trop candide (j'insiste sur ce trait de caractère de Jacob, qui me paraît fondamental) pour se frotter aux ordures qui l'entourent, et une ambiance noire de chez noir, et qui va en s'obscurcissant de plus en plus au fil des chapitres.

Un mot sur le titre, justement : "Là où les lumières se perdent"... Mystérieux... Cela correspond à un lieu qui sert de décor à certaines scènes du livre, une sorte de jardin secret pour Jacob, son "retiro", sa source de sérénité... Mais, comment ne pas y voir, dans un sens plus figuré, l'expression de l'espoir qui s'étend, petit à petit ?

Le noir est partout, dans ce livre, et gagne sans cesse du terrain. L'ambiance est lourde, pesante, collante, avant de, soudainement, prendre un tour ultra-violent auquel on ne s'attend pas forcément. On se doute bien que la mayonnaise va monter, monter, et qu'elle ne donnera rien de bon, finalement, mais, à ce point, sans doute pas.

Pour un premier roman, on a une maîtrise narrative assez bluffante. La mécanique est parfaitement huilée et s'appuie sur une galerie de personnages très bien construite. On entre en empathie avec Jacob, joli petit canard entouré de méchants cygnes, on craint ce Charly, fourbe et impitoyable... Et on se surprend à lire "Là où les lumières se perdent" comme un vrai page-turner, chose rare pour un roman noir.

Jusqu'où peut-on (doit-on ?) aller pour obtenir sa liberté ? C'est l'un des thèmes centraux du livre, car Jacob sait parfaitement que ses aspirations devront passer par des actes qui le poursuivront longtemps après. Ici, la quête de liberté va de paire avec une quête de rédemption. Jacob voudrait tant faire table rase du passé et même du présent...

Mais, on ne lui laisse pas le choix, seule la violence honnie peut le sortir de là. En tout cas, difficile d'imaginer d'autres solutions. Et le pire, dans tout cela, c'est qu'on est enclin à se dire que cette liberté que désire tant Jacob n'existe probablement pas. Le raisonnement vaut également pour la rédemption, car la culpabilité est l'un des moteurs du jeune homme et il lui sera bien difficile de s'absoudre.

Avec "Là où les lumières se perdent", les éditions Sonatine renouent avec le pur roman noir, sans chichi, ni fioriture. Pas de deus ex-machina ou de twist retentissant, non, rien que des personnages forts, un affrontement brutal et sans quartier et un minimum d'espoir de voir une happy-end. Bravo à cette maison d'avoir déniché un auteur très prometteur.

Sur son site internet, David Joy annonce la sortie de son nouveau roman, toujours situé dans les montagnes de Caroline du Nord, pour le mois de mars 2017. Une sortie américaine, s'entend. Mais, nul doute que, chez Sonatine, on doit déjà se trouver dans les starting-blocks pour en obtenir les droits et en proposer au plus vite une traduction aux lecteurs français.

Oui, je suis impatient, et alors ?

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