dimanche 25 septembre 2016

"Ton Albert, finalement, c'est Dora Bruder séfarade !"

Clin d'oeil à Modiano, pour ouvrir ce billet dominical. Et c'est vrai qu'on peut penser à ce livre et à cette adolescente juive dont la disparition avait aiguillonné la curiosité de celui qui deviendrait Prix Nobel devant le travail accompli. Pourtant, le destin dont nous allons parler diffère énormément de celui de Dora, et pas seulement pour les origines géographiques. Pour le reste, c'est une enquête minutieuse, incomplète, certainement, mais qui permet d'éclaircir un pan de mémoire familiale et de faire apparaître, outre le personnage central, toute une série de personnages secondaires eux aussi assez étonnants. "Albert le Magnifique", de Brigitte Benkemoun, paru chez Stock, c'est une simple recherche généalogique, à propos d'un arrière-grand-oncle, qui devient une enquête de près d'un an pour retracer le parcours d'un homme dont on sait bien peu de choses. Et faire apparaître, dans son sillage, un demi-siècle d'histoire, et même un peu plus, avec des secrets, des révélations, quelques questions sans réponses mais surtout beaucoup d'émotions...



Au départ, il y a quelques souvenirs et beaucoup de non-dits. D'Albert Achache, l'arrière-grand-oncle de l'auteure, on ne dit pas grand-chose, comme s'il s'était effacé au fil des ans de la mémoire familiale. Ou, plus exactement, comme s'il avait été le vilain petit canard et qu'il ne fallait l'évoquer qu'en catimini, comme si on n'avait honte de lui...

Yvonne, la grand-mère de Brigitte Benkemoun parlait un peu plus librement de son oncle, mais en en faisant un portrait en pointillés. Un récit auxquels les rares éléments évoqués donnent un air romanesque : l'histoire d'un garçon juif quittant l'Algérie après la première Guerre Mondiale pour aller tenter sa chance à Nice et y faire fortune...

Dans les souvenirs d'Yvonne, il est question de diamantaire, de milliardaires, de la Riviera, mot symbole de luxe, d'un mystérieux Monsieur Roux, mais aussi de déportation, d'Auschwitz, de voyage sans retour, d'une dénonciation fatale... Des jalons, imprécis, peut-être même faux ou déformés, mais suffisants pour que l'esprit journalistique de Brigitte Benkemoun se mette en éveil.

En fait, c'est plus que cela : de ces discussions naît l'envie d'une nièce de connaître son oncle, même si c'est à travers des décennies. Alors, quelques années après avoir découvert l'existence d'Albert, elle se lance sur ses traces, sans idée précise, simplement pour compléter ce parcours resté à l'état d'esquisse. Une recherche qui va pourtant débuter par un coup de théâtre qui va tout changer...

Lorsqu'elle se rend au Mémorial de la Shoah, à Paris, Brigitte Benkemoun ne trouve d'abord pas le nom d'Albert Achache sur les murs où sont écrits les noms des morts en déportation. Et s'il avait survécu, pense-t-elle... Avant de le trouver finalement sur une des dalles... sous le patronyme "Achache-Roux"...

Ce même Monsieur Roux, dont on ne sait rien, si ce n'est que Yvonne le soupçonnait d'avoir dénoncé Albert... Comment pourrait-il en porter le nom, alors ? Et qui est cet homme ? Cette fois, c'est décidé, il faut remonter la trace d'Albert pour comprendre et répondre à deux questions essentielles : pourquoi a-t-il été mis au ban de la famille et qui l'a dénoncé aux nazis ?

Brigitte Benkemoun a choisi de reprendre tout depuis le début, de repartir de Tlemcen et de son quartier juif, berceau de sa famille. Albert y est né, dernier enfant de sa fratrie. Ensuite, suivre son parcours, presque pas à pas, les déménagements, l'installation à Oran, les parents, une histoire de famille comme tant d'autres, modeste mais joyeuse, puis marquée par le sort.

Le portrait d'Albert s'affine peu à peu et l'on commence à percevoir ce qui pourrait expliquer que la mémoire familiale l'ait occulté. L'intuition prend forme et se confirmera assez rapidement et, il faut le dire, de façon assez violente, à travers un document qui ouvre bien des perspectives. Cette enquête, c'est ça : des piétinements et, soudain, un élément qui relance tout et ravive l'envie de savoir.

En parallèle, Brigitte Benkemoun nous raconte ses recherches, ses avancées, ses pérégrinations sur les traces de l'Oncle Albert. Les questions qu'elle pose, auprès de ses proches, mais aussi sur les réseaux sociaux et les différents forums du web ou encore dans les boîtes aux lettres, là où elle croit savoir que Albert Achache a pu passer...

Rien n'est facile, une année va passer à récolter et recouper des éléments. La silhouette d'Albert gagne en épaisseur, sa biographie s'étoffe. Son parcours prend forme et va commencer à s'éloigner de sa terre natale pour gagner la métropole, où son destin va véritablement s'accomplir. Et c'est particulièrement cette période que les recherches de Brigitte Benkemoun vont permettre d'éclairer.

Ne vous attendez pas à une biographie en bonne et due forme, ce que découvre la journaliste, ce sont des grandes lignes, mais aussi des confirmations. Il faut s'affranchir de la stricte réalité pour combler les vides, interpréter les indices, reconstruire tout sans certitude mais en espérant s'approcher au plus près de la vérité.

En cela, "Monsieur Albert" possède une légère dimension romanesque : Brigitte Benkemoun laisse filer son imagination pour reconstituer le quotidien de cet homme qu'elle a l'impression de mieux en mieux connaître. Et l'on ressent alors toute la tendresse qu'elle adresse à ce parent, si lointain, qu'elle n'a jamais connu et qu'elle découvre avec passion.

Cette passion, on la ressent évidemment lorsqu'on touche directement au parcours d'Albert Achache (on n'est pas dans un polar, mais la succession de découvertes, parfois inattendues, mérite qu'on joue le jeu et qu'on n'en dise pas trop dans le billet), mais aussi dans les ramifications de l'enquête, à la fois dans le contexte historique qui sert de cadre à ce récit, mais aussi dans les personnages secondaires qui apparaissent.

Commençons par l'Histoire. Il y a celle qu'on connaît par coeur, la fin de l'histoire d'Albert et l'horreur de l'Occupation et de la solution finale... Et puis, à l'autre bout du spectre, il y a l'Algérie, colonie française à la fin du XIXe siècle. Un pan d'histoire beaucoup moins connu, tout comme la vie quotidienne de cette famille juive venue trouver là un havre.

Il est bon de profiter de cette lecture pour rappeler certaines choses : l'importance du Décret Crémieux, qui fit des juifs d'Algérie des citoyens français en 1870, mais aussi le déferlement d'antisémitisme (fait, d'ailleurs, d'un certain nombre de personnalités venues de métropole) qui va s'abattre sur l'Algérie à la fin du XIXe siècle, comme un sinistre écho à l'affaire Dreyfus.

Frappant de voir ces tribuns se déchaîner pour rompre l'harmonie existant entre les gens, au-delà des origines, des confessions... Comme toujours, la volonté de monter les uns contre les autres, d'attiser des haines toujours promptes à s'embraser. Et cette période de l'enfance d'Albert semble déjà annoncer les maux qui lui coûteront la vie une quarantaine d'années plus tard...

Difficile de ne pas faire quelques parallèles entre ces troubles et ceux que l'on peut connaître actuellement. Difficile de ne pas redouter que les mêmes maux entraînent les mêmes dérives... Et, bien sûr, cela ne se limite pas à l'antisémitisme : les tensions actuelles vont bien au-delà de cela, les haines se déchaînent tous azimuts... Refermons la parenthèse, mais restons vigilants...

Et puis, il y a ces personnages qui apparaissent autour d'Albert. Avec, au premier rang, ce fameux Monsieur Roux, qui s'est longtemps dérobé avant de se révéler, petit à petit... Encore une fois, nous n'entrerons pas dans les détails, ce serait dommage, mais ce personnage-là vaut le coup d'oeil. Au point d'en faire l'homme qui a dénoncé Albert ? N'allons pas trop vite...

Monsieur Roux, c'est un personnage contrasté, au parcours surprenant, à propos duquel le lecteur ne sait pas vraiment sur quel pied danser. Au fil des découvertes, son portrait laisse perplexe, tant sa vie semble s'opposer à sa relation avec Albert telle qu'on croit la percevoir. Allez, soyons clair : était-il un salaud, et peut-on imaginer qu'un salaud le reste toute sa vie ?

Ah, oui, moi aussi je pose des questions et je vous laisse dans l'expectative, mais c'est le jeu, non ? C'est sans doute aussi ce qui pourrait vous inciter à lire "Albert le Magnifique". Monsieur Roux n'est pas le seul personnage que Brigitte Benkemoun va faire revivre sous nos yeux. Mais, ces hommes et ces femmes, on les trouvera nettement plus sympathiques, et même touchants.

Il y a Berthe Lazard, Anna Lacombe, Etienne Flory... Tous ont des parcours différents, les traces qu'ils ont laissé derrière eux sont plus ou moins faciles à retrouver, mais tout ont cette particularité que leur passage dans "Albert le Magnifique" est source d'émotion. Là encore, les cas sont très différents, les situations aussi, la bienveillance de l'auteur identique.

Cette dimension humaine, c'est ce que j'ai aimé, dans ce récit biographique. Bien sûr, nous vivons à une époque qui appréhende différemment les problèmes posés dans cette histoire et dans la vie d'Albert. Mais, il serait certainement exagéré de dire que son destin serait différent aujourd'hui Au contraire, des Albert Achache, il en existe encore beaucoup.

Le contexte historique n'a plus rien à voir, et heureusement, mais les questions qui se posent dans le sillage d'Albert sont encore très contemporaines, je trouve. Et l'on voit bien que les progrès qu'une société fait apparemment sont quelquefois en demi-teinte et que, dans la réalité du quotidien, les préjugés sont tenaces...

J'ai laissé de côté, je m'en rends compte, toute une période, toujours dans le souci de ne pas trop en dire. Mais, c'est aussi ce qui va donner une dimension très romanesque et même merveilleuse à l'histoire d'Albert Achache. Je parle des Années Folles, cette décennie qui va suivre la Première Guerre Mondiale, au cours de laquelle le petit Albert de Tlemcen va prendre son envol.

Il y a un côté Gatsby chez Albert, c'est évident. Et le choix de le qualifier de "Magnifique" en titre du livre n'est évidemment ni anodin, ni accidentel. On découvre une ascension sociale remarquable, qu'on ne mesure même peut-être pas complètement, d'ailleurs, faute d'éléments, mais qu'on devine, en particulier à travers un patrimoine impressionnant.

Comme le personnage de Fitzgerald, il y a du mystère et aussi un peu de soufre, autour d'Albert, à tort ou à raison. du luxe, de l'argent, un certain complexe social qui va disparaître peu à peu... Oncle Albert va devenir quelqu'un, apprendre les usages d'un beau monde en effervescence avant de voler de ses propres ailes.

Oui, pour un parent dont on ne savait pas grand-chose, il y a beaucoup à dire. Le travail de Brigitte Benkemoun est aussi passionnant qu'il est remarquable, même s'il ne lève pas toutes les interrogations. Mais peu importe qu'il reste encore des zones d'ombre. Le livre, souhaitons-le, réveillera peut-être des mémoires et l'histoire se complétera alors, et atteint son but : réhabiliter Albert Achache et nous le faire aimer.

Nous ne sommes pas parents avec lui, comme l'auteure, mais on s'attache à cet homme au parcours tous sauf ordinaire. J'ai repensé, dans un contexte radicalement différent, à "L'autre Joseph", de Kéthévane Davrichewy, avec cette même quête d'un aïeul aux prises avec l'Histoire. L'impression de découvrir non pas seulement un membre de sa famille, mais un vrai personnage de roman.

1 commentaire:

  1. oh la la, tu me donnes vraiment envie de découvrir ce livre, ce parcours et cette recherche. J'ai toujours trouvé intéressant de chercher à savoir ce qui s'est passé dans une famille lorsque des zones d'ombre apparaissent. De même il est intéressant de voir comment une histoire peut être occultée ou déformée avec le temps. Je note donc !

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