vendredi 21 octobre 2016

"Ce que nous nommons le deuil est peut-être moins le chagrin de ne pouvoir rappeler nos morts à nous que celui de ne pouvoir nous résoudre à le faire" (Thomas Mann).

Cette citation, extraite de "la Montagne magique" (dont une nouvelle traduction vient de paraître chez Fayard), apparaît dans un autre roman, "Les revenants", de Laura Kasischke, et c'est justement plutôt cet aspect-là qui va nous intéresser. Notre roman du soir est lui-même une réédition, un roman paru en 1995 et qui vient de retrouver les tables des librairies. Un roman noir, comme son auteur sait si bien en écrire, mais aussi, et surtout, un formidable roman d'amour qui se dessine à plusieurs niveaux, jusqu'aux dernières lignes du livre. "Une autre saison comme le printemps" est signé Pierre Pelot et, plus de 20 ans après sa parution initiale chez Denoël (et une parution en numérique chez Bragelonne dans l'intervalle), le revoilà aux éditions Héloïse d'Ormesson. Et, en le lisant, je me suis sérieusement demandé si les créateurs et les scénaristes de la série "les Revenants" ne l'avaient pas eu sur leur table de chevet...



Pour sa sixième édition, le Festival du roman et du film noirs de Metz a choisi pour invité d'honneur Dorall Keepsake. Ne vous fiez pas à ce pseudonyme aux consonances anglo-saxonnes, Keepsake est "l'auteur-français-qui-a-réussi-aux-States", et sa venue en Lorraine est un véritable événement, puisque l'écrivain vit désormais dans l'Oregon.

Et, si pour les lecteurs, cette venue est enthousiasmante, pour Dorall, c'est un retour aux sources : né dans les Vosges, voilà des années qu'il a quitté sa région natale pour les Etats-Unis. Et, s'il a accepté l'invitation des organisateurs du salon messin, ce n'est pas seulement pour venir à la rencontre de ses fans, dédicacer à tour de bras et participer à quelques conférences.

A cette période, exactement, aura lieu un anniversaire. Un triste anniversaire : neuf ans plus tôt, Dorall et son épouse, Syane, ont perdu leur fils, emporté par la mort subite du nourrisson... S'éloigner de chez lui, faire autre chose au lieu de ressasser ce drame, c'est peut-être ce qu'il faut pour le romancier, toujours marqué par l'absence de cet enfant...

Mais, après un début de salon réussi, voilà que Dorall Keepsake se fait littéralement enlever à la sortie d'un des dîners officiels. Un homme lui fait comprendre qu'on a besoin de lui et qu'il n'a pas vraiment le choix. Ses arguments en forme d'arme à feu s'avèrent convaincants et, même s'il n'en a aucune envie, le voilà dans une voiture qui file en pleine nuit à travers la Lorraine.

De la Moselle aux Vosges, jusque dans ce village que Dorall Keepsake, ou plutôt François Doralli, pour l'Etat civil, n'imaginait jamais revoir un jour. Son ravisseur et son chauffeur le conduisent auprès d'une jeune femme qu'il a connu dans une vie désormais antérieure. Elle s'appelle Elisa, ils ont grandi dans ce coin perdu, il y a longtemps...

Mais que lui veulent-ils ? Que lui veut-elle ? L'explication est simple : le fils d'Elisa, Nathaniel, a disparu. Et comme les livres de Dorall, dont le héros est un détective nommé... François Doralli, sont tous consacrés à des disparitions, souvent volontaires, mais pas uniquement, eh bien, on s'est dit qu'il ferait l'affaire pour retrouver l'enfant...

Un raisonnement tordu qui laisse Dorall pantois... Oui, son personnage porte son nom, son vrai nom, mais de là à confondre un personnage de fiction et un homme en chair et en os ! Impossible ! Pas pour Elisa et son futur mari, Georges, l'homme venu le cueillir à Metz... Poussé dans ses retranchements, Dorall accepte la mission. Sans imaginer jusqu'où elle va le mener...

Pour le moment, je m'en suis tenu à la trame central du roman. Attention, la suite va dévoiler certains aspects du livre que vous pourriez ne pas vouloir découvrir avant lecture. Promis, on y va sur la pointe des pieds, mais il me semble aussi important d'évoquer certains aspects forts de l'histoire tout en préservant l'intrigue.

Allons-y, en parlant de Nathaniel, le fils d'Elisa, que Dorall est chargé de retrouver. Il a bien disparu, en tout cas, il n'est plus chez sa mère. Le lecteur, lui, le voit, et très rapidement, accompagné d'un homme qu'il appelle Papa. Le hic, on va le comprendre bientôt, c'est que ce n'est pas possible que l'enfant soit avec son père...

Pierre Pelot, dans ce climat sombre et tendu, réussit à s'amuser avec quelques clins d'oeil qui parsèment le roman. De courts chapitres, qui n'ont aucun lien avec l'intrigue centrale, du moins en apparence, des gens parmi tant d'autres à qui il arrive, soudain, quelque chose d'extraordinaire. Et si je dis que Pelot s'amuse, c'est en pensant à un de ces chapitres en particulier, où l'on trouve une guest star, et pas n'importe laquelle !

Ce qui, assez vite, devient évident pour le lecteur, ne l'est bien sûr pas du tout pour Dorall qui ignore tout de ces faits. Il ne dispose que de maigres indices pour retrouver l'enfant et, bientôt, il va devoir composer avec les indications contradictoires de son commanditaire... Décidément, cette histoire de disparition ne sent pas bon, pas bon du tout...

J'ai donné des indices au compte-gouttes, mais il faut bien le dire : "Une autre saison comme le printemps" ajoute aux codes très classiques du roman noir et à la patte reconnaissable que Pelot a su imprimer à ce genre, un zeste de fantastique. Oui, il se passe des choses vraiment étranges, inquiétantes, même, comme Dorall n'aurait pas imaginé en mettre dans ses livres...

On se retrouve donc avec une trame de roman noir, celle-là, elle ne bouge pas, elle gagne même en ampleur au fil des doutes de l'écrivain, des ordres qu'il reçoit et des choix qu'il fait, mais aussi des questions sur plusieurs personnages, poursuivis ou rencontrés par le romancier, troublantes, dérangeantes...

Et puis, il y a Dorall lui-même. Son état d'esprit, je l'ai expliqué plus haut, est déjà sombre, puisqu'il a en tête, quoi qu'il fasse, cette date anniversaire qui lui fend le coeur. Et puis, peu à peu, les kilomètres passant, on en apprend plus sur son passé... Et ce n'est pas plus joyeux, loin de là... Des blessures qui demeurent, sans espoir de cicatrices...

Mais, la véritable force de ce roman, c'est de changer progressivement de tonalité. Oh, noir, il le reste, jusqu'au bout, jusqu'au dénouement de cette sombre histoire d'enlèvement. Mais, celui qui change, c'est François Doralli... Car, paradoxalement, au cours de son odyssée à la recherche de Nathaniel, il va retrouver quelque chose qu'il ne connaissait plus : l'espoir.

Il est fou, irrationnel, cet espoir, mais comme plus rien ne semble vraiment rationnel dans ce monde-là, pourquoi ne pas se remettre à espérer ? Et, à sa trame noire, Pelot ajoute une dimension assez inattendue : l'amour. Oui, "Une autre saison comme le printemps" est un roman d'amour, d'amour pur, profond, imputrescible... L'amour plus fort que tout, pour reprendre une formule biblique.

Cet amour, on le ressent à plusieurs niveaux, vous le verrez. L'amour comme un idéal, chahuté sans cesse par le destin, encore et toujours lui, ce gros pénible, mais aussi par les coupables faiblesses humaines qui ne font rien qu'à mettre des bâtons dans les roues de ceux qui ne demandent rien d'autre que de pouvoir laisser libre cours à leurs sentiments...

Tout cela nous amène à parler de Dorall Keepsake. Lorsqu'on le découvre, alors qu'on sait juste de lui qu'il vit en Oregon et qu'il écrit des romans à succès qui parlent de disparitions, on se fait une idée de lui qui a tout du cliché de l'écrivain de littérature noire : blasé, cynique, taiseux... Pas franchement le mec le plus sympathique et liant qu'on puisse rêver de rencontrer...

Un dur, peut-être, mais pas un inconscient, quand il cède face aux menaces appuyées de Georges et de son chauffeur, pour qu'il les accompagne. Mais, ensuite, il ne se dépare pas de cette façade sombre, fermée, un tantinet moqueuse, par moments, avare de mots et d'explications... Au vu des événements, on peut le comprendre aussi, même si cela ne le rend pas plus attachant...

Et puis, petit à petit, l'armure se fendille, le passé qui rejaillit fait pression sur lui au point de rompre les remparts patiemment construits pour se protéger. Il y a l'alcool, au départ, et puis d'autres éléments, jusqu'aux questionnements qui vont jalonner son enquête et les évidences, aussi incontestables qu'incompréhensibles, qu'il va mettre au jour.

Je ne suis pas certain que Dorall apparaisse forcément plus sympathique, mais certainement plus humain, alors qu'il se révèle à nous. Il ne va pas non plus se métamorphoser, le mot serait un peu fort, mais c'est comme si un poids, une ombre, disparaissaient après l'avoir écrasé pendant des années. Et le Dorall de la fin du livre n'est plus le même, touchant, plein d'espoir. Régénéré...

En choisissant de donner son nom véritable au personnage de ses romans, qu'il signe d'un pseudonyme, Dorall crée également un troublant jeu de miroirs par lequel Georges et Elisa paraissent avoir été abusés. Mais, sont-ils les seuls à confondre ainsi un auteur et ses personnages ? De Stephen King à Brett Easton Ellis, nombreux ont été les romanciers à jouer avec cette dimension...

Mais, cela va plus loin : Dorall, qu'on vient d'assimiler au personnage qu'il a imaginé et à qui il a donné son nom, va redevenir lui-même François Doralli, le vrai. Vous me suivez ? Ce retour aux origines passe aussi par là : replonger dans l'époque antérieure à la "naissance" de Dorall Keepsake, quand il n'existait que François Doralli...

Le vrai, le faux, les faux semblants, ils sont là, tout au long du roman, et pas seulement autour de Dorall. On se dit même qu'il y a ceux qui ont les clés en main pour dissiper tous ces écrans, mais il y a aussi ceux qui ne maîtrisent rien, ne comprennent même pas ce qui leur arrive et qui vont sans doute peiner à dissiper le brouillard dans lequel ils se retrouvent...

Je parle un peu en code, j'en conviens, mais je ménage chèvre et chou pour aller au coeur du livre sans trop en dévoiler... Et il y a beaucoup de thèmes qui offrent matière à réflexion dans ce roman, où l'on retrouve tout l'art de Pierre Pelot pour tisser des atmosphères oppressantes, peut-être un peu moins poisseuses que dans d'autres livres, mais tout aussi puissantes.

Quelle bonne idée d'avoir réédité ce roman, comme auparavant, déjà, "Celle qui ne sait pas dire je" ! Quelle bonne idée de permettre de (re)découvrir le talent de Pierre Pelot dans ce genre spécifique du roman noir ! Je n'ai pas eu une seconde l'impression de lire un roman écrit il y a 20 ans, ça n'a pas bougé d'un iota et ça reste très prenant.

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