samedi 8 octobre 2016

"L'humanité n'atteindra jamais l'harmonie parce qu'écrire des lois équitables pour tous est impossible. Mais détruire, oui... Détruire ce qui génère les malheurs qui s'exposent ici, ça, c'est réalisable !"

J'avais notés plusieurs citations possibles pour servir de titre à ce billet, mais celle-ci s'est imposée sans combat. Elle dégage une grande violence, très présente dans notre livre du jour, d'ailleurs, et sous plein de formes différentes. Un roman qui fait la par belle aux laissés-pour-compte, aux misérables, à ceux qui ont choisi de sortir d'un système devenu fou ou qui en ont été chassé. On n'est pas vraiment dans un roman post-apocalyptique, même si l'univers du livre en est proche. On est plus dans un roman d'anticipation fort inquiétant parce que fort plausible à court terme, dans lequel l'écart entre le petit noyau de puissants et l'immense majorité de la population aura atteint son paroxysme. Avec "Hobboes" (paru chez Anne Carrière et désormais disponible en poche chez J'ai Lu), Philippe Cavalier propose une réflexion sur l'impasse d'un ultra-libéralisme qui finit par dévorer ses enfants, mais aussi, sur les alternatives. Et le moins qu'on puisse dire, c'est qu'on n'a pas franchement en main un roman débordant d'optimisme...



Les Etats-Unis sont en crise. Une crise profonde, peut-être irréversible, mais qui, contrairement à celle de 1929, n'a pas touché toute la société de la même façon. Comme le fait remarquer un des personnages, les riches ne se jettent pas du haut des gratte-ciel, cette fois. Au contraire, ils poursuivent leur enrichissement, tandis que d'autres, tant d'autres, essayent de survivre.

On constate qu'il y a de plus en plus de pauvres, de personnes transformées en nomades et errant à travers le pays à la recherche d'un peu de travail. C'est le grand retour de ces hobboes, ces vagabonds qui avaient marqué les esprits lors de la Grande Dépression, ces hommes et ces femmes se déplaçant en sautant dans les trains en marche...

Partout, on voit ces SDF, ces personnes n'ayant plus rien et essayant de trouver de quoi subsister au jour le jour. C'est comme si les classes moyennes avaient purement et simplement disparu. Désormais, ne restent que les nantis, les privilégiés et les autres. Les nantis ont l'argent et le pouvoir, les privilégiés conservent un certain statut social et les autres, ce sont donc les hobboes...

Raphaël Banes fait partie des privilégiés et il en est parfaitement conscient. Professeur à la prestigieuse université de Cornell, il pose un regard critique sur la société américaine telle qu'il la perçoit et essaye de transmettre ses idées à ses élèves, mais il reste tout de même un personnage qui s'accommode de la misère en pleine expansion.

Mais, un jour, lors d'une conférence, poussé à bout par un de ses rivaux, il le frappe... Une belle droite, comme il n'imaginait pas en réussir une un jour... Le malotru est KO, mais pas pour longtemps et les représailles sont terribles : Banes est carrément débarqué, du jour au lendemain, avec la promesse d'un retentissant procès à venir, dans lequel il ne sera pas en position de force...

Alors qu'il se retrouve plongé dans le doute et qu'il peine à réaliser que son statut social vient de voler en éclat, il reçoit un coup de téléphone salvateur : un des responsables de la mystérieuse Fondation Farnsborough lui propose de travailler pour elle, avec, à la clé, un salaire plus que confortable. Soudainement, le souffle lui revient...

Mais, que sait-il de ce miraculeux employeur venu lui tendre la main alors qu'il était sur le point de se noyer ? Rien du tout... Alors, il hésite, mais pas longtemps : les arguments sonnants et trébuchants pouvant lui permettent de continuer à vivre sans souci et surtout, de gérer sa situation judiciaire délicate, sont trop tentants.

Curieusement, sa première mission pour la Fondation, dont les objectifs ne lui apparaissent pas clairement, sera de retrouver un de ses anciens élèves : Milton Millicent. Banes était son directeur de thèse jusqu'à ce que le jeune homme disparaisse subitement... Ce ne fut pas vraiment une surprise, pour le professeur, car son étudiant, qui avait choisi de traiter de la question des SDF lui avait semblé fragile, instable.

Mais, pourquoi la Fondation Farnsborough s'intéresse-t-elle à Milton ? Et comment Banes va-t-il pouvoir retrouver la trace d'un garçon perdu de vue depuis des mois ? Peabody, l'homme qui l'a recruté, ne veut rien entendre : Banes doit s'y coller, et rapidement. Il sera temps, ensuite, de comprendre le pourquoi de cette requête...

Alors, Banes, sans vraiment quitter ses habits et ses habitudes de professeur d'université, se lance dans cette enquête qui va changer profondément son existence... Un peu comme un passage de la théorie à la pratique, il va plonger dans ce monde abandonné, celui des hobboes, dans lequel semble s'être fondu Milton...

J'ai choisi exprès de rester focalisé sur la trame centrale du roman de Philippe Cavalier. Mais, dans la suite de ce billet, nous allons évoquer tout ce qui entoure l'odyssée de Raphaël Banes, et il s'en passe ! Dès les premières pages, d'ailleurs, dans un prologue fort impressionnant, très intriguant et déjà plein de références.

Au cours de cette plongée dans l'Amérique marginalisée, volontairement pour certains, qui rejettent le système, pour d'autres, parce qu'ils ont été éjectés de ce système, on va découvrir des événements très étranges, des personnages flippants mais aussi une population bien plus structurée qu'on ne pourrait l'imaginer. Les Hobboes sont organisés, et pas seulement pour survivre...

Le plus surpris, c'est Banes : ce qu'il découvre, et je ne parle pas que des conditions de vie, si différentes des siennes, le laisse pantois. Les premiers échos de cette situation, il les a pris avec dédain, en haussant les épaules, en riant sous cap, même. Mais, une fois immergé dans ce monde, il ne va pas pouvoir faire autrement que constater la vérité...

Des forces traversent la populations des exclus, les travaillent, les rassemblent, mais aussi les opposent. Et quand je dis qu'ils s'opposent, c'est une opposition violente, sans merci. Le mot guerre, qui reste abstrait, dans un premier temps, va s'imposer ensuite. Oui, les Hobboes sont en guerre, mais d'abord entre eux, avant de se retourner contre le système saturnien qui les a dévorés.

Il y a quelque chose d'une Armageddon, dans ce roman, d'un combat absolu dont il sortira un monde nouveau. Reste à savoir lequel et, surtout, comment le camp vainqueur fera plier par la suite ce système si bien ancré qui s'est emballé au point de devenir hors de contrôle... Et si l'alternative s'avérait aussi peu engageante que le modèle à abattre ?

Il est très difficile de parler de "Hobboes". On est dans un univers qui se rapproche plus de celui de "la Route" que des "Raisins de la colère", auxquels on pourrait penser de prime abord, en raison du titre. Il y a, comme chez Cormac McCarthy, quelque chose d'inéluctable qui est à l'oeuvre et qui fait écho à notre quotidien. L'inquiétude que suscite ce monde est contagieuse...

Philippe Cavalier force le trait, bien sûr, mais cette crise qui a plongé l'Amérique dans ce chaos nous en rappelle une autre, encore si proche, celle des subprimes. Ces hobboes, ce sont tous ceux qui ont perdu leur maison, leur vie, parce que des apprentis sorciers ont joué avec eux en perdant de vue le plus important : l'humain...

Dans "Hobboes", on voit percer la crainte d'un monde fonçant droit dans le mur, à tout point de vue. Comme lorsque Banes rencontre de drôles de personnages qui se sont donnés pour mission de sauvegarder le patrimoine culturel de l'humanité en gravant les chefs d'oeuvre littéraires sur des tablettes en argile, car ils redoutent un crash numérique qui ferait tout disparaître dans un cyber-néant...

L'écrit est très présent dans le roman. Car, autour de la trame impliquant Raphaël Banes, se déroulent des événements marquants liés à des livres, là encore. Il flotte sur "Hobboes" un côté prophétique qui confine au millénarisme. Des théories indiquant les voies à suivre pour aller vers un monde nouveau. Mais lequel ?

Au fil des pages, on se retrouve coincé entre deux influences très fortes : la mythologie grecque et la tradition chrétienne. Pour être plus clair encore : "l'Odyssée", d'Homère d'un côté, la Bible de l'autre, avec l'Ancien et le Nouveau Testament. Les allusions sont nombreuses à ces textes, ainsi qu'à d'autres, toujours issus d'une culture populaire, qu'elle soit celle du conte ou de la légende.

Ce fameux savoir, que certains Hobboes défendent dans une quête de préservation insensée, semble avoir été pétri, façonné, assimilé, régurgité par... Par qui, d'ailleurs ? Toujours est-il que ces courants naissants (je ne sais pas comment les appeler : mythologies modernes, nouvelles religions, sectes, embryon de civilisation ?) s'appuient sur des forces inouïes que l'on voit se déchaîner tout au long du roman.

Eh oui, on est dans un roman d'anticipation, mais le fantastique est lui aussi très présent dans "Hobboes". Des pouvoirs extraordinaires sont engagés dans la lutte, ceux qui les détiennent doivent en user à bon escient. Mais que se passera-t-il s'ils tombent entre de mauvaises mains ? Si les mauvais penchants de l'être humains se retrouvent dopés par une telle puissance ?

Autour de Raphaël Banes, plusieurs personnages, également lancés sur les routes, depuis le Canada, à travers tout le continent nord-américain, se distinguent. Chacun appartient à une catégorie différente, ils sont hobboes ou pas, ils sont maîtres de leur destin ou pas, ils savent à peu près ce qui se passe ou pas, ils sont bien intentionnés ou pas...

Il n'est pas évident de toujours savoir dans quel camp on se trouve. Banes, par exemple, ne cesse d'être ballotté entre les factions en présence, qu'il peine à identifier. Pourtant, sa survie va bientôt dépendre de son engagement, et cette situation tout à fait inattendue ne sera pourtant pas la plus surprenante aux yeux du professeur.

L'intrigue est complexe, elle donne l'impression d'un long cauchemar, malgré tout assez envoûtant. On se demande si Banes va s'en réveiller, et dans quel état. C'est un personnage intéressant, car au départ, il est assez désagréable, un peu falot et même assez lâche. Et puis, propulsé malgré lui dans ce monde presque parallèle aux règles qu'il ne maîtrise plus et où son individualisme ne sert plus à rien, il va changer.

Une lente métamorphose, pour le meilleur ou le pire, cela reste à voir, mais il ne va plus pouvoir, comme il le faisait auparavant, fuir ses responsabilités. Il va devoir affronter le monde tel qu'il est, comprendre cette société mouvante et pourtant invisible, intouchable, dans laquelle il a plongé comme on se retrouve poussé dans une piscine.

Mais, seul, il ne peut rien. Il va vite le comprendre, dans sa confrontation au danger. Le professeur est descendu de son piédestal de respectabilité et il doit apprendre à compter sur les autres, mais surtout, il doit apprendre l'altruisme véritable. Son extraordinaire expérience va lui en apprendre bien plus que tous ses cours, que toutes ses lectures...

Et si Banes peut changer, alors, le monde aussi. Peut-être. Ou disparaître.

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