lundi 5 juin 2017

"Le commerce du monde est trop petit pour nous deux, par conséquent l'un de nous doit se coucher".

Phrase attribuée au Duc d'York, frère du roi d'Angleterre Charles II. Et phrase qui résume assez bien l'ambiance tendue (amis des euphémismes, bonjour !) qui règne sur notre livre du jour... Il y a quelques années, alors que j'avais 45 minutes de correspondance à la gare de Nancy, je suis allé tuer le temps dans la grande surface culturelle qui se trouve à deux pas. En flânant entre les rayonnages, je suis tombé sur un livre dont le titre et la quatrième m'ont immédiatement séduit. Et je ne l'ai pas regretté, car "le nez d'Edward Trencom", de Giles Milton, est un roman aussi loufoque que passionnant. Les années ont passé et j'ai découvert d'autres livres de cet auteur étaient disponibles aux éditions Noir sur Blanc. Une nouvelle fois, c'est un titre qui a fait tilt : "la Guerre de la noix muscade"... Je m'attendais au même genre de livre, plein d'humour et d'aventures improbables, avant de me rendre compte qu'il s'agissait en fait d'un récit historique, et non d'une fiction. Car Giles Milton est d'abord un historien, passionné de voyages, et ce livre-là rassemble un casting et un lot d'histoires qui pourraient quasiment toutes à la base de fabuleux romans. Mais là, c'est de l'histoire, et ça castagne sévère autour d'un caillou perdu en mer : l'île de Run...



Parmi les dates que l'on connaît tous, il y a l'année 1492, celle du voyage de Christophe Colomb qui pensait pouvoir rallier les Indes orientales en passant par l'ouest. Grosse erreur de jugement, certes, mais c'est aussi le début de ces grandes expéditions maritimes qui vont jalonner les siècles suivants et permettre de redessiner complètement la carte du monde.

Bien sûr, on savait aller jusqu'en Orient par la terre, mais la mer offre des possibilités nouvelles que personne ne veut négliger, à commencer par les grands négociants européens. Si le voyage par l'ouest n'a pas été probant, si le passage du Nord-est se refuse aux explorateurs, c'est Magellan qui va trouver la meilleure voie, en contournant l'Afrique. Un long et difficile voyage, certes.

Mais, en sillonnant les mers, ces marins plus que téméraires (si vous voulez mon avis, il fallait être complètement dingue pour se lancer dans de telles aventures, sur des rafiots branlants, avec le risque de maladies diverses et variées, dont le sympathique scorbut) ont découvert de nouveaux territoires encore épargnés par la présence occidentale : les îles.

On apprend énormément de choses sur les voyages en mer à cette époque et l'on se dit ensuite que, lors de sa prochaine virée maritime, on évitera de se plaindre du mal de mer... Les conditions ont tellement évolué, la rapidité, bien sûr, mais aussi le confort, les connaissances scientifiques, santé, conservation de l'eau et des aliments, j'en passe...

C'est donc au cours du XVIe siècle que l'on découvre Sainte-Hélène, appelée à entrer dans l'histoire quelques siècles plus tard, la Réunion et Madagascar et puis ces territoires que les Néerlandais vont rapidement s'approprier au point de leur donner leur nom : les Indes néerlandaises. Avec un archipel qui va bientôt devenir le centre du monde : les Moluques.

Ce ne sont pourtant pas les Hollandais qui y sont arrivés les premiers, mais les Portugais. Mais, la très puissante Compagnie Hollandaise des Indes Orientales va vite imposer sa présence dans cette région du monde et en faire l'une des bases de sa puissance. Mais comment ce collier d'îles perdues au bout du monde peut-il à ce point être important ?

A cause des épices... Le clou de girofle, bien sûr, mais surtout la noix de muscade. Ces îles, qu'elles soient d'assez grande taille ou carrément minuscule, sont couvertes de muscadiers et de girofliers et chaque cargaison rapportée en Europe est l'assurance d'une impressionnante culbute financière. L'or et les pierres précieuses ne sont rien à côté de quelques noix de muscade.

La raison de cette folie ? Oh, bien sûr, on pense tout de suite à la conservation des viandes faisandées, voire plus. Mais, non, la muscade est un produit qu'on s'arrache pour une autre raison : certains voient en elle une véritable panacée, capable de venir à bout de bien des maux, et même capable de lutter contre la peste, dont les épidémies meurtrières reviennent cycliquement.

Alors, bientôt, les Anglais, arrivés tardivement sur les mers mais qui ambitionnent d'en devenir les maîtres, vont vouloir leur part du gâteau. Au fil des décennies, la domination ibérique (Espagne et Portugal) va s'étioler pour laisser place à un duel commercial titanesque entre Hollandais et Anglais. Et ne pensez pas que j'exagère, ni que le mot "guerre" présent dans le titre est usurpé.

Non, entre les deux pays, c'est une véritable guerre qui va durer jusqu'au premier quart du XVIIe siècle, quand ces Messieurs décideront qu'il vaut mieux s'entendre. Mais, avant d'en arriver là, les escarmouches, les coups bas, les massacres, les trahisons vont se multiplier pour s'assurer la domination de ce chapelet d'îles...

Une guerre qui culminera vers 1616, autre année marquante qui verra la disparition de Shakespeare et de Cervantès. Mais, dans l'océan Pacifique (le bien mal nommé), les préoccupations seront tout autre et les événements vont prendre un tour absolument fou, lorsque les deux nations vont en découdre pour la minuscule île de Run, qu'on peine à trouver sur les cartes.

"La Guerre de la noix muscade", c'est le récit de tout ce processus qui a mené à ce conflit militaro-commercial (eh oui, notre époque n'a définitivement rien inventé...), digne des plus grands romans de flibustiers et de piraterie. L'histoire n'a rien à envier à Conrad, Stevenson, Defoe, jusqu'à Hergé et, plus récemment encore, Stéphane Beauverger et son merveilleux "Déchronologue" ou Johan Héliot.

Au fil des pages, on croise quelques figures célèbres, comme Magellan, déjà évoqué, sir Francis Drake, Willem Barentsz, d'autres qui ne sont pas forcément restés à la postérité, comme ce Nathaniel Courthope, que Giles Milton a tenu à mettre particulièrement à l'honneur. On ne peut pas dire qu'il est le personnage principal du livre, car finalement, on le voit assez peu, mais il est un symbole.

Ah, avant de reparler de Courthope, un mot sur Giles Milton : indubitablement, il est Britannique. Et pas Hollandais. Je ne doute pas de son objectivité, mais force est de constater que "la Guerre de la noix muscade" ne donne pas le beau rôle aux Hollandais, dont la violence et le faible sens de l'honneur font frémir. Je serais curieux de lire la même histoire, écrite par un historien hollandais...

Il faut dire que l'un des moments forts du livre, c'est le récit d'un épisode entré dans l'Histoire sous le nom de Massacre d'Amboine... Et, effectivement, les Hollandais n'ont pas brillé à cette occasion par leur miséricorde et leur magnanimité... Pour ceux qui douteraient de la brutalité de cette époque, lisez ces pages, vous serez certainement convaincus...

Parenthèse refermée, revenons à Nathaniel Courthope. Giles Milton lui consacre carrément le titre de son livre, dans sa version originale : "Nathaniel's nutmeg", la noix muscade de Nathaniel. Plus fort, le sous-titre : "La véritable et incroyable histoire du négociant en épices qui changea le sens de l'Histoire". On retrouve le facétieux Giles Milton qui rend ainsi hommage à la tradition littéraire des grands romans d'aventures.

Alors, oui, c'est la guerre sur les mers, mais il ne faut pas non plus oublier certains éléments historiques forts qui font le contexte de ce livre : avec les grandes découvertes maritimes de cette période, naissent les grands empires européens et le colonialisme. Ses violences, ses folies, son exploitation des populations locales, bien souvent rabaissées au niveau de sous-humains.

Les populations autochtones ne vont pas pouvoir faire grand-chose contre ces invasions (c'est fou comme le vocabulaire change avec le point de vue...) et vont devoir se plier aux exigences de ces courageux explorateurs (ironie inside). Ils vont se faire dépouiller de leurs terres et vont subir ces guerres européennes, à coups de meurtres, de déportations, de pillage...

De même, cette période voit, avec les deux grandes compagnies des Indes orientales, la Hollandaise (évoquées récemment dans "Miniaturiste", de Jessie Burton) et la Britannique, la naissance du capitalisme moderne qui ne s'arrêtera plus d'étendre ses ramifications au monde, du moins jusqu'à la Révolution industrielle.

Eh oui, c'est bien un livre d'histoire que l'on a en main, et pas une fiction pleine de bruit et de fureur. Toujours est-il que chacune des histoires relatées dans "La Guerre de la noix muscade" est à sa façon un court roman, dont les fins ne sont pas toujours heureuse, loin de là. Milton Giles a travaillé sur des documentations parcellaires, souvent incomplètes, mais sa documentation reste riche.

Et c'est passionnant de parler ainsi d'histoire, car cela réveille des souvenirs liés à un imaginaire collectif, aux lectures ou aux films de flibustiers, tout en nous en apprenant énormément sur une époque et sur des faits qui, finalement, sont assez méconnus de ce côté de la Manche, car cette guerre n'a aucun lien avec l'Histoire de France (roman national compris).

Et pour cause, puisque la France, arrivée dans la région en 1668, avec la fondation d'un premier comptoir à Surate, est la grande absente de cette Guerre de la noix muscade. Qui a dit qu'on est toujours à la traîne ? Mais, rassurez-vous, nous reviendrons bientôt à l'histoire de notre cher et vieux pays, et pas sous les aspects les plus glorieux...

Quelques mots encore, car il ne faudrait pas croire que "la Guerre de la noix muscade" se résume à la mer. Non, c'est aussi une histoire qui couvre plusieurs continents. L'Asie et l'Europe, c'est assez évident, mais aussi les territoires arctiques, avec la recherche de l'introuvable passage du Nord-est. Loin des chaleurs empoisonnées des tropiques, certains ont découvert les territoires où la glace ne fondait jamais.

On visite aussi certains royaumes, en Inde ou au Moyen Orient, qui assurent un choc culturel intense. Et, si le côté "conte des mille-et-une nuits" n'est jamais très loin, la cruauté et la violence non plus, bien tapies derrière les innombrables richesses et le raffinement. Se faire des alliés n'est pas toujours une sinécure et la diplomatie, comme le commerce, peut être un métier dangereux.

Un dernier mot, parce que le livre de Giles Milton est une fabuleuse illustration de l'effet papillon. Je ne vais pas trop développer, car il faut que vous découvriez cet aspect par vous-mêmes, mais on découvre que cette guerre pour s'accaparer muscadiers et girofliers aura d'étonnantes conséquences sur l'avenir du monde, rien que ça.

En effet, par un des ricochets inattendus tels que l'Histoire nous en réserve parfois, les événements que l'on voit se dérouler aux Moluques au XVIIe siècle provoqueront des réactions à des milliers de kilomètres de là qui aboutiront à des choix stratégiques très inattendus pour l'époque. Et annonciateur de ce que sera la civilisation occidentale contemporaine. Je n'en dis pas plus.

"La Guerre de la noix muscade" est en tout cas une lecture passionnante si l'on aime l'histoire. On le lit comme une fresque romanesque sans jamais perdre de vue qu'il ne s'agit pas d'une fiction (en tout cas, qu'on cherche à nous raconter les faits tels qu'ils se sont produits). Et on en apprend énormément sur une époque que l'on croit connaître.

On sort plus riche de cette lecture, et pas seulement parce qu'on a des noix de muscade dans un des placards de sa cuisine. Eh oui, les épices restent encore aujourd'hui des produits relativement chers, mais ils ne recèlent plus l'incroyable pouvoir qui étaient le leur au XVIIe siècle, quelques fruits pouvant suffire à acheter une maison, et pas une bicoque !

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