samedi 10 juin 2017

"L'imposture, le mensonge, je finirai toujours par m'en accommoder. Question de temps et d'habitude ! Tout le monde vole, tout le monde débite des salades".

La période de la IIe Guerre Mondiale n'en finit plus d'inspirer les romanciers et les scénaristes, au point de se demander ce qu'on peut encore raconter dans ce contexte précis. Mais, je trouve que, depuis quelques années, on trouve de plus en plus de livres qui s'intéresse à la délicate question de la collaboration. Comme si, les générations passant, certains tabous étaient levés. Notre roman du jour est véritablement un roman historique, car il nous plonge bien au coeur d'une époque. Ce n'est pas un roman à intrigue ou un thriller installé dans un contexte historique donné, mais bien une histoire qui s'inscrit dans cette période. "Faubourg des minuscules", d'Edouard Bernadac (en grand format aux éditions Héloïse d'Ormesson), est une chronique du Paris de l'Occupation, lorsque la vie et le spectacle continuaient malgré tout. Et des personnages pris dans cette tourmente et essayant tant bien que mal d'avancer, quitte à faire des choix difficiles. Où l'on découvre que la morale n'est ni toute blanche ni toute noire...



Originaire de Catalogne (pas d'Espagne, hein ? De Catalogne, on vous dit !), Juan Vega a fui le franquisme et s'est installé en France. Le jeune homme travaille dans un atelier de restauration de meubles à Paris lorsque la guerre le rattrape... Cette fois, l'hydre fasciste déferle sur la France et les nazis occupent la capitale.

Dans l'atelier, travaille également Pepe, lui aussi émigré espagnol, proche de la soixantaine. Un as de la débrouille à une époque où, pour améliorer l'ordinaire, il faut savoir prendre des risques. Pepe est un peu le mentor de Juan, encore bien naïf, malgré son passé douloureux, et il a su, durant toute cette période, prendre des contacts pour vivre un peu moins mal.

Un matin de 1944, une cliente débarque à l'atelier avec une bergère Louis XV en piteux état. Elle s'appelle Marie, elle est ravissante et Juan tombe aussitôt sous le charme de cette demoiselle. Le fauteuil est bien trop abîmé pour espérer pouvoir le réparer, mais Juan tient à revoir Marie et à apprendre à mieux la connaître.

Alors, il triche un peu, lui promet de réparer le meuble et même de venir lui livrer chez elle. Dans les réserves, un autre fauteuil devrait faire l'affaire. Juan est amoureux et il espère séduire à son tour cette jeune et belle personne. Mais, lorsqu'il se rend à l'adresse qu'elle a laissée à l'atelier, il découvre qu'il s'agit d'une maison close...

Pas n'importe laquelle : le Chabanais est l'un des bordels les plus luxueux et les mieux fréquentés de la capitale. Non seulement par les riches Parisiens, mais aussi, et surtout, en ces temps troublés, par l'occupant. Malgré la guerre, à Paris, on continue à s'amuser de toutes les manières possibles. Dépité, Juan ne veut pas renoncer à elle pour autant et va chercher à savoir qui elle est vraiment.

Au même moment, le jeune homme va rencontrer trois hommes qui vont changer sa vie jusque-là bien tranquille, malgré le contexte. Le premier, c'est Monsieur Raymond, une des figures du marché noir à Paris et une relation de Pepe. Pas vraiment le genre recommandable, cet homme-là, mais il refourguait certains meubles et permettait à Pepe, et désormais à Juan, d'arrondir les fins de mois...

Le second, c'est Pierre Chaudière. Héritier d'une dynastie d'imprimeurs installée à Paris depuis des siècles, il poursuit son métier dans des conditions difficiles : ce sont les commandes des partis collaborationnistes qui permettent encore de faire tourner les rotatives. Il faut bien vivre ! Et ce que cette activité légale lui rapporte peut lui permettre d'en mener d'autres, plus discrètes. Plus dangereuses, aussi.

Et puis, le troisième, c'est l'une des figures de la vie culturelle parisienne, Gilles de Rieu, acteur mais aussi auteur de pièces de théâtre à succès. Drôle de personnage, celui-là, à la fois flamboyant et pathétique, touchant et écoeurant, un de ceux qui a vu sa vie nettement s'améliorer depuis le début de l'Occupation et qui compte bien en profiter encore et encore...

Le décor est planté, et notre jeune premier peut ainsi gagner l'avant-scène : le gentil et candide Juan va maintenant plonger dans ce monde crapoteux et bien peu vertueux du Paris occupé. Et surtout, pour mieux s'y fondre, il va devoir faire des choix et devenir, comme tant d'autres, comme ces hommes qu'il fréquente désormais, un menteur et un imposteur...

Plus que jamais, sans doute, tout est dans les apparences. Paraître, pour exister, paraître, pour survivre, paraître, pour se cacher des regards indiscrets, paraître, pour se protéger... Et, finalement, dans ce roman qui brouille complètement les frontières entre le bien et le mal (ça peut sembler paradoxal, dans un tel contexte, d'ailleurs), il ne s'agit pas de porter un jugement sur les êtres.

Bien sûr, il serait facile de dire que tel personnage est un sale collabo et que tel autre est un héroïque résistant, mais ce n'est pas le propos du roman. Non, "Faubourg des minuscules", c'est bien le destin de personnes ordinaires appelées à vivre dans un contexte extraordinaire et à essayer de tirer comme ils peuvent leur épingle du jeu.

Vous verrez, d'ailleurs, que, autour de Juan, tous les personnages, tels des Janus, ont un double visage, un pied de chaque côté de cette frontière virtuelle entre bien et mal, entre morale et déloyauté, entre vertu et vice. Que chacun s'adapte pour traverser la période d'occupation sans jamais négliger un éventuel après, où il faudrait s'assurer de paraître plus blanc que neige. Paraître, encore...

En lisant "Faubourg des minuscules", je pensais à des films comme "La Traversée de Paris" ou "Monsieur Batignole", qui fonctionnent un peu sur le même principe des gens ordinaires cherchant juste à vivre du mieux possible mais confrontés à cette situation si compliquée qu'est l'Occupation. Ces personnages vont devoir accomplir leur destin au coeur de la tragédie.

Gabin, Bourvil ou Jugnot n'y sont pas des personnages très clairs, mais ce ne sont pas non plus de mauvais bougres. Ils vivent comme ils peuvent, en cherchant à faire le moins de vagues possible. Ce sont des Français moyens, selon l'expression consacrée, qui font comme ils peuvent en attendant des jours meilleurs. Et Juan pourrait très bien croiser les uns ou les autres.

Gilles de Rieu, l'un des principaux protagonistes de "Faubourg des Minuscules", pourrait d'ailleurs faire penser par certains côtés à bien des figures de la vie culturelle de l'époque, dont Marcel Aymé (auteur de la nouvelle qui inspira "la Traversée de Paris) ou Sacha Guitry, que je ne cite pas par hasard. "Le gris est la couleur dominante", écrit Edouard Bernadac...

Deux livres aussi me sont revenus en mémoire : "Un héros très discret", de Jean-François Deniau, une histoire de mensonge et d'imposture, certes très différente de "Faubourg des Minuscules" dans le fond, mais assez proche dans les thématiques. Et puis, plus près de nous, "les fidélités successives", de Nicolas d'Estienne d'Orves.

J'évoque en particulier ce dernier livre, car une grande partie se déroule au coeur de la vie culturelle sous l'Occupation et c'est également le cas de "Faubourg des Minuscules". "Paris tout entier n'est pas un endroit convenable", écrit encore Edouard Bernadac dans son livre, et c'est exactement ce que montrent ces deux romans, en nous emmenant dans les salons, les restaurants, les théâtres...

Les petits arrangements avec la morale sont légion, mais chacun a de bonnes raisons pour agir ainsi. En tout cas, de son propre point de vue. Et comme le dis si bien la citation que j'ai placée en titre de ce billet, on s'habitue à ces comportements qu'on condamnerait en d'autres circonstances. Surtout lorsqu'ils permettent de mettre du beurre dans les épinards (du vrai beurre, pas un ersatz).

Oh, bien sûr, il y a ceux qui le font pour joindre les deux bouts ou pour vivre un tout petit peu mieux. Mais il y a aussi de véritables profiteurs et ceux qui ont assuré leur train de vie dispendieux, ce qui est certainement plus condamnable, au moins moralement parlant. Juan, lui, va se prendre au jeu, s'étourdir aussi, comme un insecte attiré par une forte lumière.

Il y a d'ailleurs un gouffre entre Juan et les personnages des "Fidélités successives". Le principal protagoniste de "Faubourg des Minuscules" n'est pas un mauvais gars, en tout cas, il évolue à sa façon dans le Paris occupé, mais sans compromission idéologique. Et puis, il y a cet après (qui ne se fera pas à Saint-Germain-des-Prés...) qu'il faudra là aussi affronter.

Juan est un antihéros, ce n'est pas un personnage hors du commun qui se sort de toutes les situations, même les plus critiques, avec facilité et panache. Non, c'est d'abord un témoin des événements (passif, dirons les uns, impuissant, considérerons les autres) avant de devenir, presque sans le faire exprès, un acteur de cette vie parisienne.

Mais, lorsqu'il devient acteur, il sait prendre ses responsabilités, faire des choix, même délicats, même contraires à ce que seraient ses valeurs en temps normal. Et, s'il refoule ses doutes et ses cas de conscience, ils ne sont jamais bien loin et peuvent rejaillir, comme en témoigne la dernière partie du moment. C'est en cela que Juan est un humain. Qu'il est une âme grise, lui aussi. Comme nous tous.

Un mot pour finir sur l'auteur. Pour être franc, je n'avais pas vraiment prêté attention à lui, comme je peux le faire parfois, jusqu'à ce que je tombe sur une discussion sur les réseaux sociaux qui a fait tilt, alors que je venais de finir "Faubourg des Minuscules". Il y était question de livres touchant au nazisme signé par un certain Bernadac. Pas Edouard, mais Christian Bernadac.

Le nom n'est pas si courant, je me suis demandé s'il y avait un lien (affichant des lacunes coupables, je le reconnais volontiers, concernant le travail de Christian Bernadac). Alors, hop, moteur de recherches, le classique processus de l'ère 2.0, et je découvre que Edouard Bernadac est le fils de Christian, journaliste et auteur, donc, d'un travail considérable sur le nazisme, la déportation et la IIe Guerre Mondiale.

Mais, ne nous arrêtons pas là : Christian était lui-même le fils de Robert Bernadac, policier et résistant, lui-même déporté après avoir été dénoncé... On comprend donc mieux l'intérêt que peut porter Edouard Bernadac à cette période, même s'il a attendu ce roman, son quatrième, pour s'y frotter et mettre en scène, je le redis, des antihéros.

Je parle de roman, parce que dans les faits, c'en est un. Et pourtant, ce que nous raconte Edouard Bernadac, c'est une vraie pièce de théâtre dont le Paris de l'Occupation est le décor. Un mot apparaît en quatrième de couverture qui m'est également venu à l'esprit en lisant "Faubourg des Minsucules" : c'est un vaudeville.

Oui, ça peut surprendre, mais il y a, d'une certaine manière, les mêmes ressorts avec des quiproquos et des portes qui claquent, des révélations et des mensonges. Ce n'est pas une comédie, bien sûr, en tout cas, pas dans le sens où cela doit faire rire le lecteur. Mais, c'est bien une comédie, si l'on considère que chaque personnage y joue un rôle et n'y apparaît pas tel qu'il est en vérité.

Une comédie humaine, touchante mais aussi parfois horripilante, une comédie sur le fil du rasoir moral, une comédie où il faut plaire et séduire, gagner le coeur de Marie, bien sûr, mais pas uniquement. La comédie aussi un peu grotesque d'une capitale qui essaye par tous les moyens de faire comme si de rien n'était alors qu'elle traverse les heures les plus sombres de son histoire...

Une comédie qui peut, à chaque instant, virer au tragique...

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