dimanche 16 juillet 2017

"Il y a quelque chose de terriblement mauvais, me dis-je, dans mon désir divin de vouloir ainsi intervenir dans leur vie".

L'été est souvent une belle occasion de sortir de la bibliothèque des livres qui y dorment depuis un moment. Et leur donner, modestement, la possibilité d'être (re)découvert par d'autres lecteurs, prolongeant sa durée de vie. En voilà un bel exemple, avec un roman que je possède depuis plusieurs années, je crois, et dans lequel je me suis enfin plongé. "Karoo", roman posthume de Steve Tesich (disponible en poche chez Points Seuil), est un livre qui déroutera probablement un certain nombre de lecteurs, à la fois parce que son personnage central est assez odieux, mais aussi parce que cette histoire d'un homme qui fuit sa vie en réinventant celle des autres est amorale et pleine de cynisme. Une vision très dure, désenchantée, de la société américaine, de la quête permanente du quart d'heure de gloire à la Wahrol et d'un bonheur impossible, malgré l'aisance financière. La défaite du rêve américain y est consommée, dans un testament écrit au vitriol.



Saul Karoo est un anonyme de la grande et belle industrie du cinéma hollywoodien. Pourtant, si le grand public ignore complètement son nom, il occupe un poste clé au sein de la chaîne allant des créateurs aux spectateurs : c'est lui qui est chargé de reprendre les scénarios soumis aux maisons de production et d'en réécrire tout ou partie pour assurer leur succès commercial.

Ne parlez pas de septième art à Saul, pour lui, le cinéma est avant tout un divertissement qui doit toucher le plus grand nombre pour rapporter le plus d'argent possible. Bien sûr, il lui faut parfois mettre son sens de l'esthétisme de côté pour saboter ce qui pourrait être un chef d'oeuvre afin de lui donner les formes qui lui permettront de devenir un produit de consommation courante...

Dans sa vie quotidienne, le comportement de celui qu'on surnomme Doc Karoo n'est pas plus glorieux. Il n'en finit pas de régler son divorce avec son épouse, Dianah, dont il est séparé depuis un moment. Entre eux, c'est la guerre, du moins, celle des mots, dès qu'ils se croisent. Des piques de plus en plus appuyées et les coups bas se multiplient et seul le cynisme de Saul le prémunit du mépris de son ex.

Et puis, il y a Billy, ce fils adoptif que Saul aimerait tant aimer. Mais il en est incapable. Et, pire que cela, il semble que le jeune homme, un grand adolescent, désormais, ait parfaitement conscience de cette situation. Alors, maladroitement, et sans grande sincérité, il faut bien le dire, Saul essaye un rapprochement. Il voudrait se ménager une place dans la vie de ce fils, de son fils.

Cynique mondain, Saul Karoo est aussi un menteur patenté. Le meilleur moyen de se sortir de toutes les situations. Karoo ment comme il respire, à tout le monde. Et même à lui-même. Au point de s'imaginer encore jeune homme, lui, le quinquagénaire empâté et blanchissant. Au point de s'auto-persuader que l'alcool n'a plus aucun effet sur lui.

Lui qui boit comme un trou est certain de feindre l'ivresse, de jouer les malotrus avinés pour se donner une contenance. Mais joue-t-il vraiment ? Pour lui, aucun doute, il garde le contrôle sur toutes les situations en permanence, et tant pis si son comportement et si les événements mettent mal à l'aise ceux qui l'entourent, c'est lui qui mène la barque, qui a les rennes de son existence bien en main.

Alors, qui est vraiment Saul Karoo ? Personne ne le sait, pas même lui, tant il a toujours tout fait pour brouiller les pistes. Certains réinventent leur vie pour l'enjoliver, se donner une dimension qu'ils n'ont pas. Saul Karoo, lui, ment, mais sans rien créer, sans rien inventer. Il n'est pas comme ces personnages de films dont il réécrit le destin pour qu'ils plaisent, lui semble ne pas avoir de vie...

Alors que l'on entre dans une nouvelle décennie et qu'on se dit qu'on entre peut-être dans une nouvelle ère, quelques semaines à peine après la Chute du Mur de Berlin, Saul Karoo a quelques états d'âme. Il a décidé de dire ses quatre vérités à l'un des producteurs pour lequel il travaille souvent, de lui expliquer qu'il est une mauvaise personne et que plus jamais il n'acceptera de contrat de sa part.

Il sera inflexible, d'une franchise peu ordinaire en ce qui le concerne et il mettra un terme définitif à sa collaboration avec Jay Cromwell qui, même aux yeux d'un Saul Karoo, est un salaud, un exploiteur, un sans coeur... Une merde ! Oui, mais voilà, la belle assurance en amont, c'est facile, mais lâcher son missile en tête-à-tête, c'est autre chose.

Et voilà comment, au retour du déjeuner qui devait marquer sa rupture avec Cromwell, Karoo se retrouve avec une enveloppe jaune en main. Dedans, une VHS. Dessus, le dernier film d'un cinéaste considéré comme l'un des maîtres de son art. Et ce sera vraiment le dernier, car, malade, le réalisateur n'en a plus pour longtemps.

Lorsqu'il le regarde, Karoo, sincèrement, pour une fois, a la sensation de regarder un chef d'oeuvre, d'assister à un moment rare de cinéma. Mais, son job, c'est de le démanteler, de le reconstruire complètement pour qu'il ne convienne plus seulement aux salles d'art et d'essai, mais bien à n'importe quel multiplex où se presse le grand public...

Et il va le faire. Pas la mort dans l'âme, ce n'est pas son genre, mais en ressentant une petite pointe de culpabilité, tout de même. Si Cromwell est une merde, Saul Karoo en a conscience, il ne vaut guère mieux... Mais peu importe, en visionnant ce film, Karoo a remarqué une des comédiennes. Pas pour son talent, non, elle n'a rien pour crever l'écran, mais parce qu'il la connaît, il en est sûr...

Un souvenir resurgi de loin, mais une certitude. Alors, il décide d'utiliser le pouvoir que lui octroie son rôle pour en faire la star du film. Et, au-delà, il a décidé de la rencontrer et de la prendre sous son aile. Pour la première fois, Saul Karoo, le cynique, le menteur, le pourri, a décidé d'agir pour le bien de quelqu'un. Et pas à travers de la pellicule, non, dans le monde réel.

Pardon si je vous semble être allé loin dans l'histoire de ce livre. Mais, il faut bien comprendre les enjeux de cette histoire et, pour cela, il faut évoquer Leila Millar, dont l'apparition fait basculer le destin de Saul Karoo. Saura-t-elle le changer, en faire quelqu'un de bien ? Briser sa carapace, son cocon de vilaine chenille pour en faire sortir un papillon (quel lyrisme !).

Je suis allé loin dans l'histoire, mais je n'en dirai pas plus. Tout simplement parce que, s'il l'on comprend vite certaines choses, ce qui va se dérouler ensuite est tout à fait surprenant. Le lecteur se retrouve pris au dépourvu par des événements dans lesquels Karoo ne maîtrise plus rien. Comme si, de ses bonnes intentions, était né le drame...

Le roman s'ouvre sur une soirée du Nouvel An qu'on croirait sortie d'un roman de Jay McInerney. Mais Saul Karoo n'a rien à faire dans l'univers de l'auteur de "Trente ans et des poussières" et de "la Belle vie". Il y ferait même sacrément tache, par son comportement asocial et d'une impolitesse crasse au point d'être choquante.

En fait, en avançant dans la lecture de "Karoo", son personnage central m'a fait penser à un autre univers littéraire, nettement moins policé. Saul Karoo est un contemporain d'un autre personnage phare de la littérature américaine contemporaine, et cela se ressent par certains aspects, en particulier le cynisme et la désinvolture : Patrick Bateman, l'American Psycho de Brett Easton Ellis en personne.

Je ne les compare pas, attention. Karoo n'est pas un personnage positif, il a des défauts en pagaille, mais il n'est pas le monstre qu'est Bateman. En revanche, il y a certains parallèles à faire entre les deux, comme cette société dans laquelle des personnages dans leur genre peuvent se retrouver en pleine ascension.

Une société qui fait l'éloge de l'argent facile, d'une certaine médiocratie, Bateman, le golden boy, et Karoo, le rewriter de scénarios, promouvant des valeurs sans noblesse, mais lucratives. Et puis, pour moi qui suis persuadé que "American Psycho" est d'abord le fantasme halluciné et cocaïné d'un homme qui doute, qui ne s'aime pas et cherche un sens à sa vie, le lien entre Bateman et Karoo est fort.

L'un comme l'autre (c'est mon point de vue, je sais que ma vision de Bateman n'est pas majoritaire) sont en quête d'une vie qui n'est pas la leur. Le golden boy plonge dans l'abomination pour se réaliser, Saul Karoo, lui, réinvente la vie des autres, la vie de personnages de fiction... Drôle de vie factice, plus encore que ceux dont il manipule l'existence virtuelle.

Pour moi, on retrouve chez Tesich comme chez Ellis la même critique violente de la société américaine, de ce rêve américain qui tourne court et finit soit en quenouille, soit dans le cynisme et la loi du plus fort. Avec, toujours présente, cette soif de célébrité qui semble, depuis, avoir gagné l'ensemble du monde occidental...

Cela nous amène à dire un mot de Steve Tesich, écrivain décédé en 1996, deux ans avant la publication de "Karoo". Né dans l'actuelle Serbie en 1942, il avait migré aux Etats-Unis avec sa famille alors qu'il était encore adolescent. Il découvre alors ce fameux rêve américain qui, dans ces années 1950-60, traverse un âge d'or.

Mais, au fil de son existence, il va revenir de tout cela et changer de regard sur son pays d'adoption. Il est intéressant de noter qu'il signera plusieurs scénarios, avec un certain succès critique (avec un Oscar à la clé pour "la Bande des quatre"), ce qui laisse penser que Saul Karoo n'est pas né à partir de rien, mais sans doute de la propre expérience de son créateur dans le monde du cinéma.


Pas de psychologie de bazar, mais en découvrant cela, je m'imagine que Saul Karoo est une parfaite incarnation du désenchantement ressenti par Steve Tesich dans les dernières années de sa vie (il meurt d'une crise cardiaque à seulement 53 ans). "Karoo" est une satire virulente de cette société américaine satisfaite d'elle-même alors qu'elle repose sur un mirage.

Steve Tesich est mort sans doute trop tôt, mais qu'aurait-il pensé des voies suivies par les Etats-Unis au tournant du millénaire ? On n'imagine mal que les choix politiques et sociétaux effectués auraient amélioré son humeur... L'optimisme, encore présent dans "La Bande des quatre" n'est plus qu'un lointain souvenir dans le féroce "Karoo"...

Un autre titre de roman m'est venu en tête durant cette lecture : "l'homme qui voulait vivre sa vie", de Douglas Kennedy (toujours un roman des années 1990). Pas question de faire de lien entre les deux histoires, mais le titre collerait parfaitement au personnage de Saul Karoo. Peut-être pas celui du début du livre de Steve Tesich, mais celui de la dernière partie du livre.

Voilà la quête de Saul Karoo : simplement exister. C'est terrible, c'est une quête pathétique, celle d'un homme qui n'a aucune idée de qui il est vraiment, noyé dans ses propres mensonges, dans cette apparence qu'il cultive savamment et qui a fini par phagocyter son véritable moi. Qui est Saul Karoo ? Il n'en sait rien, mais pense qu'il va peut-être le savoir en refaçonnant le destin de Leila Millar.

Or, c'est le Destin (je mets la majuscule à dessein) qui va se manifester et faire de Saul Karoo un héros tragique. Et d'ailleurs, Steve Tesich offre à son personnage un final digne d'un héros antique... En tout cas, il lui offre par la force de l'imaginaire. Et c'est ce qui est le plus douloureux, pour le lecteur, en tout cas.

Car, enfin, Saul Karoo va réaliser ses rêves, vous le comprendrez. Enfin, il va voir son existence prendre forme. Une existence rêvée, idéale. Mais, à l'image d'un malade atteint d'un syndrome de Korsakov, à l'image de ce qu'il a toujours fait pour gagner confortablement sa vie, ce sera une existence fantôme... Qui est vraiment Saul Karoo ? Une image, éphémère...

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