mercredi 19 juillet 2017

"Nous sommes à la lisière même de la réalité. A l'endroit précis où elle se transforme en rêve".

Le 24 mai 2017, s'éteignait Denis Johnson, écrivain américain salué par la critique et par ses pairs, auteur, entre autres, d'un fameux recueil de nouvelles, "Jesus' Son", et d'un roman, "Arbre de fumée", récompensé par le National Book Award, l'un des prix littéraires américains les plus prestigieux. En découvrant l'annonce de ce décès, je me suis rappelé que "Arbre de fumée" (publié en grand format aux éditions Christian Bougois, dans une traduction de Brice Mathieussent) dormait quelque part chez moi, dans une pile. Plusieurs fois, je l'avais sorti, autant de fois, je l'avais remisé. Mais cette fois, avec l'annonce de la mort de son auteur, j'ai eu envie de me plonger dans cet impressionnant pavé (près de 700 pages, et une écriture bien dense). Une lecture exigeante, déroutante, avec un contexte particulier, la guerre du Vietnam, des acteurs qui, pour beaucoup, travaillent comme espions. Pourtant, "Arbre de fumée" n'est pas un roman de guerre ni un roman d'espionnage, au sens où on l'entend communément, en tout cas, mais une réflexion très intéressante sur la genèse d'une légende et comment elle prend le dessus sur la réalité pour s'imposer. C'est sombre, dérangeant, complexe, mais cela fait aussi écho avec des événements bien plus proches de nous...



William "Skip" Sands est un jeune agent de la CIA lorsqu'on l'envoie en Asie, au début des années 1960. D'abord aux Philippines, puis ce sera bien sûr le Vietnam. Le père de Skip est décédé à Pearl Harbor et le garçon a grandi dans l'admiration de son oncle, F.X. Sands, un personnage aussi admiré que controversé des services secrets américains.

Le Colonel est un spécialiste de ce qu'on appelle les Psy Ops, comprenez les opérations visant à se jouer de la psychologie de l'ennemi : enfumage, intox, recours aux agents doubles... Mais, c'est aussi un personnage trouble qui semble agir en marge, sans en référer à personne, menant sa propre guerre selon ses propres objectifs.

Skip est un garçon très peu expérimenté quand il débarque en Asie et se retrouve chargé de gérer l'impressionnant fichier que son oncle a établi au fil des années. Des caisses de fiches bristol qui doivent sans cesse être classées et complétées. Un véritable trésor, tout du moins, c'est ce que le Colonel aime à faire croire.

Skip est un idéaliste, s'il s'est engagé au sein de la CIA, ce n'est pas seulement pour suivre les pas de son oncle, mais aussi parce qu'il croit fermement pouvoir lutter contre le communisme et en faveur des valeurs qui fondent son pays. Il est certain d'être un patriote oeuvrant pour la liberté et la grandeur du rêve américain.

Jusqu'à ce jour où, alors qu'il se trouve aux Philippines, il est le témoin d'un meurtre. Il connaît la victime, c'est un prêtre qui vient en aide aux populations locales avec un extraordinaire dévouement. Un Occidental qui, de par cette activité, a rapidement été étiqueté comme un pro-communiste... Est-ce pour cela qu'on l'a tué ?

Une interrogation qui va faire s'effondrer toutes les certitudes de Skip, car non seulement il connaissait ce prêtre et avait conscience de ses mérites, mais aussi parce qu'il a reconnu les hommes qui ont participé à l'assassinat. Il les avait déjà rencontrés. Et cela se passait dans l'entourage proche de son oncle... Se pourrait-il que l'action américaine en Asie ne soit pas aussi juste ?

Autour de Skip, gravitent différents personnages que l'on va suivre de la fin de l'année 1963 (le roman débute le jour de l'assassinat de JFK) jusqu'en 1970. Puis, on les retrouvera en 1983 pour un dernier chapitre qui permettra de faire le bilan de leurs existences, de leurs combats, de leurs choix de vie, de leurs pensées, et pas uniquement politiques...

On retrouve des espions et des soldats, bien sûr. Comme les frères Houston, dont la vie sera marquée longuement par leur séjour au Vietnam. Incapables de retrouver une vie normale, ils vont choisir des chemins que la morale condamne (et la loi aussi). Deux garçons ordinaires irrémédiablement transformés en personnages violents et incontrôlables, deux membres d'une même génération perdue.

A noter que Bill Houston, l'aîné, était déjà apparu dans un roman de Denis Johnson, "Des anges", son premier, publié en 1983. Cette même année qui voit s'achever "Arbre de fumée". On y découvre donc le parcours de ce personnages (certes secondaire dans ce roman-ci) avant les événements racontés dans "Des anges", ce qui doit les éclairer...

Nguyen Mihn, pilote dans l'armée de l'air du Sud Vietnam, son oncle Hao, qui est le chauffeur du colonel Sands, et Trung Than, sont les acteurs vietnamiens du roman. Pris entre le marteau et l'enclume d'un conflit qui les dépassent, ils symbolisent la complexité de la situation et les choix qui s'offraient alors à ces hommes et ces femmes dont le pays se déchire.

Le sergent Johnny Storm (qui est celui qui prononce la phrase placée en titre de ce billet) est l'un des subalternes directs du colonel Sands au sein des Psy Ops. Et, comme tous les personnages, ou presque, de ce roman, il a un vrai côté trouble et il semble bien qu'il place son propre intérêt avant tout le reste...

Enfin, Kathy Jones, l'une des rares présences féminines de ce roman très masculin. Canadienne, elle travaille pour une ONG, d'abord aux Philippines puis au Vietnam quand la guerre va prendre une dimension dramatique. Elle essaye de venir en aide aux enfants, victimes innocentes du conflit. Elle est aussi celle qui sera certainement la plus proche de Skip, même s'ils ne se verront que peu...

"Arbre de fumée" est un roman choral, dans lequel on suit ces personnages au cours de ces années. Pour la plupart, c'est une véritable descente aux enfers qui s'amorcent, en tout cas, une confrontation terrible avec le réel qui vient remettre en cause toute forme d'idéal. Ce dernier chapitre, situé en 1983, montre d'ailleurs avec rudesse les conséquences indélébiles de ce conflit sur ces êtres.

En préambule, je disais qu'on n'avait pas avec "Arbre de fumée" un roman de guerre ou d'espionnage classique. Il faut que je développe un peu. En quatrième de couverture, on évoque "Apocalypse Now" et "Voyage au bout de l'enfer", deux films références sur la guerre du Vietnam. Et c'est vrai qu'il y a de cela dans ce livre, si l'on considère les personnages et leur évolution.

Mais, ne vous attendez pas à un roman d'action plein de bruit et de fureur, de combats et de tortures, de héros et de super-espions, d'actions d'éclat et de scènes d'anthologie. Mais ce n'est pas le cas, parce que tous ces êtres sont terriblement normaux. En revanche, le contexte, lui, sort de l'ordinaire. Une guerre à l'autre bout du monde, dans un territoire dont le climat et la nature sont hostiles.

Les combats sont en arrière-plan, mais bien moins présents, par exemple, que dans un roman comme "Sympathy for the devil", de Kent Anderson. La différence entre les deux vient sans doute du fait que Johnson, lui, n'a pas été au front. En revanche, en lisant sa biographie, on remarque quelques éléments frappants, comme le fait que son père travaillait pour le Département d'Etat, en lien avec la CIA...

Si vous voulez un roman d'action, passez votre chemin, "Arbre de fumée" n'a rien à voir avec cela, tout repose sur des ressorts psychologiques et sur les effets de cette guerre sur ceux qui y ont pris part. Mais, ce n'est pas tout, et il est temps pour cela de parler du titre de ce roman, d'expliquer ce qu'est cet arbre de fumée...

L'expression en elle-même est issue du Cantique des cantiques (les traductions françaises parlent plutôt d'une colonne de fumée), mais c'est aussi le surnom que l'on donnait au champignon nucléaire. C'est dire si le choix de ce nom pour l'opération que veut lancer le colonel Sands est imagé et potentiellement inquiétant.

Pourtant, il faut y voir encore un autre sens : ce que Sands envisage de faire, c'est de lancer une grande opération d'intoxication de l'adversaire. Dit autrement, ça donne : "foutre le bordel dans le cerveau de Charlie" (Charlie étant le surnom donné aux communistes vietnamiens). L'arbre de fumée est donc un écran de fumée chargé de semer le désordre chez l'ennemi.

Prêcher le faux... Cela ne vous rappelle rien ? Difficile de ne pas songer, en lisant ce roman publié en 2007, à un autre conflit où l'armée américaine s'est engagée, suite à une histoire démentie par la suite... Les armes de destruction massive, c'est un peu notre arbre de fumée moderne, une tactique qui permet de justifier une guerre...

Au-delà du projet du colonel Sands, "Arbre de fumée", c'est aussi cela : une réflexion sur un conflit inutile, planifié n'importe comment, aux objectifs stratégiques flous, enlisé bien trop longtemps... A tel point que, cherchant à déboussoler l'ennemi, on réussit surtout à se déboussoler soi-même. Chacun court après des buts dont il est impossible de dire même s'ils existent...

Tout, dans le roman de Denis Johnson, repose sur la dichotomie entre réalité et mensonge. Entre le réel et la légende. Au point de brouiller la frontière censée les séparer. "La vérité est dans la légende, dit un des personnages, et les faits sont indisponibles, rendus opaques par la légende". Une citation qui résume énormément de choses présentes dans ce livre.

Les personnages se débattent donc dans un contexte aux contours fluctuants, entre deux eaux, dirais-je. Car ces espions ne paraissent rendre aucun compte à personne et on se demande même qui les a envoyés là. On se demande parfois si l'on évolue pas dans une gigantesque hallucination, provoquée par l'alcool ou les drogues qui circulent en abondance...

Et pendant que l'on s'interroge, l'auteur pousse la réflexion vers d'autres histoires qui meublent notre imaginaire collectif : les légendes. Régulièrement, "Arbre de fumée" évoque des mythes, des mythes américains, d'autres originaires d'Asie, que ce soit dans la partie philippine ou dans la partie vietnamienne.

Des mythes qu'on se transmet de génération en génération, avec lesquelles on fait peur aux enfants ou aux plus grands lors des veillées... Et ce qui frappe, c'est la proximité de ces mythes, qui se ressemblent énormément les uns les autres alors que les cultures des pays belligérants paraissent si lointaines.

Tout est factice, dans cette guerre, sauf ses ravages, hélas. Et c'est ce dont se rend compte Skip Sands, dès l'assassinat du prêtre, puis, au fil des événements. Et, petit à petit, lui aussi va entrer dans ce processus, comme tous les autres. Il va réinventer sa vie, en marge, sans autre repère que ceux qu'il met en place, en rompant avec son employeur, son pays. Son idéal.

Avec une révélation terrible que Skip Sands va traîner comme un boulet, à tort ou à raison : il est un lâche. Aux antipodes de ces courageux qui partent au feu, lui s'en tient sagement le plus loin possible. Et ce qui lui est insupportable, c'est que cette lâcheté déshonore sa famille, portée par deux héros reconnus : son père, mort pour son pays, et son oncle.

Avec la certitude de sa lâcheté, gagne un lent désenchantement qui ne va cesser de s'amplifier au fil du livre. Lorsqu'on le retrouvera, dans le dernier chapitre, avec une vingtaine d'années de plus et un parcours tout à fait surprenant et bien peu en phase avec ce qu'on pourrait attendre d'un agent de la CIA, c'est un tout autre personnage à qui nous aurons à faire. Un autre Skip, une autre façade...

Et d'ailleurs, comment appelle-t-on les identités qu'endossent les espions, ces vies fabriquées de toutes pièces qu'ils sont chargés d'incarner ? Des légendes, évidemment ! Vous voyez, on est au coeur de ce livre, profonde réflexion sur le vrai, sur la conception du mythe et sur sa puissance, capable de prendre le dessus sur la réalité, de la reléguer au second plan.

A l'image du personnage que je n'ai encore évoqué que très brièvement : le colonel Sands. Qui est-il ? Un héros, selon sa biographie officielle ; un salaud, selon d'autres sources. Un personnage totalement insaisissable, totalement hors de contrôle, mystérieux et presque inquiétant, qui n'est pas sans rappeler un autre colonel de fiction fameux : le colonel Kurtz.

On est loin du héros, au sens positif du terme. Il se dégage de ce personnage, jusqu'à sa disparition, quelque chose de dangereux, de sulfureux. Son apparente bonhomie ne trompe personne, c'est un homme inquiétant, mais charismatique, un meneur d'hommes capable de persuader ses hommes que le but qu'ils poursuivent, aussi évasif et incertain soit-il, est le seul à atteindre.

Pardon si vous considérez cet élément comme un spoiler. Mais, il est indispensable d'évoquer la disparition du colonel. Vous verrez qu'en disant cela, je n'en dis finalement pas beaucoup. Oui, il faut en parler, car c'est à ce moment que le colonel, à son tour, va faire son entrée tonitruante dans la légende. De son vivant, il était grand, disparu, il est incontournable.

Le colonel Sands devient alors une véritable statue du Commandeur. Son influence gagne en puissance, son aura se diffuse partout. Ce qu'on raconte sur lui s'inscrit dans la réalité alors même qu'il y a toute raison de se dire qu'elle est très nettement enjolivée, voire carrément inventée. Et que dire de sa mort ? Rien ici, vous le verrez en lisant ce roman.

Alors, oui, c'est une lecture exigeante, difficile. L'écriture de Denis Johnson est pure, évocatrice, rude et violente, parfois, mais aussi assez hermétique. Son récit, tout en creux, est remarquablement construit, mais risque de dérouter pas mal de lecteurs, qui risquent de peiner à trouver des repères dans cette histoire fleuve.

Il n'empêche que "Arbre de fumée" est un roman qui vaut le détour par sa richesse et par les questions qu'il pose. Des questions éternelles, récurrentes. Et au combien d'actualité, à l'ère d'internet, des fake news et des alternative facts. L'acuité de Denis Johnson pour dénoncer une certaine crédulité collective, à laquelle il nous arrive tous d'adhérer, est remarquable.

C'est enfin un livre qui contient une puissante dénonciation de la guerre, sous toutes ses formes, qu'on la dise propre ou sale, qu'elle se déroule au vu et au su de tous ou qu'elle implique des grenouillages et autres barbouzeries. Une guerre n'est jamais anodine, elle laisse des traces sur tous ceux qui y participent. Des traumatismes profonds et déshumanisants.

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