lundi 21 août 2017

"Il ne connaîtrait jamais Sokcho comme moi. On ne pouvait pas prétendre la connaître sans y être né, sans y vivre l'hiver, les odeurs, le poulpe. La solitude".

On parle beaucoup de la Corée, ces dernières semaines, pour des raisons loin d'être agréables. Cette péninsule, divisée en deux depuis plus de 60 ans, devient un sujet d'inquiétude pour tout le monde, comme un ultime reliquat de Guerre froide. Pourtant, c'est une région du monde que nous connaissons assez mal et qui mérite qu'on la regarde avec un autre oeil. Voici un premier roman, signé par une jeune romancière de 25 ans, aux origines métissées, qui nous emmène en Corée du Sud et fait du lecteur le témoin d'une rencontre compliquée entre un homme et une femme, entre deux tempéraments, entre deux cultures très éloignées, entre deux disciplines pleines de sensualité, mais aussi une rencontre avec un ville : Sokcho. "Hiver à Sokcho", d'Elisa Shua Dusapin (en grand format aux éditions Zoé), est un court roman qui renverse les codes de la traditionnelle comédie romantique pour en faire, si ce n'est un drame (quoi que...), une histoire douloureuse et assez sombre, sur laquelle pèse un hiver très rude et un désarroi profond dans un décor fantomatique...



Sokcho est une ville située sur la côte est de la péninsule coréenne, ville portuaire sur la mer du Japon. Située à une soixantaine de kilomètres de la ligne de démarcation entre les deux Corée, c'est la dernière ville avant d'arriver à la frontière. Une ville de près de 90 000 habitants qui est devenue une station balnéaire très prisée à la belle saison.

En revanche, en hiver, malgré sa population assez importante, elle semble hiberner, se replier sur elle-même. A cette saison, le froid peut être très rude et on a l'impression qu'il ne reste plus guère en ville que des pêcheurs et des poissonniers. On trouve ces derniers sur les quais, en rangs d'oignon, vendant le résultat des pêches, et particulièrement le poulpe.

C'est dans ce décor figé, dans cette ville comme pétrifiée par le froid et la glace, que débarque Kerrand. Il est Français, originaire de Normandie, et il cherche à se loger. En cette période très creuse, la plupart des hôtels sont fermés, c'est donc dans une minuscule pension en bien piteux état qu'il s'installe.

A la réception, la narratrice l'accueille. Etudiante en rupture, vivant chez sa mère, une poissonnière, justement, elle a pris cet emploi en attendant mieux. Peut-être de retourner à Séoul avec son petit ami, un aspirant mannequin qui espère y faire brillante carrière. Mais, pour l'heure, elle a décidé de rester aux côtés de sa mère, vieillissante et malade, bien qu'elles ne s'entendent pas très bien.

L'arrivée de Kerrand éveille la curiosité de la jeune femme : elle entretient un lien particulier avec la France, bien que n'ayant jamais quitté la Corée. En effet, son père était français. Elle ne l'a jamais connu, il a disparu sans laisser de trace avant sa naissance. Ce qu'elle sait de la France, elle l'a apprit en étudiant sa littérature.

Si seule, elle se met en quatre pour essayer d'attirer l'attention de Kerrand. Que cherche-t-elle exactement en agissant ainsi ? Peut-être ne le sait-elle pas elle-même. Et, de toute manière, il semble complètement hermétique à son badinage, passant le plus clair de son temps dans sa chambre. Et, lorsqu'il sort, Sokcho et ses alentours, la culture coréenne, tout cela semble lui être indifférent.

La narratrice semble de plus en plus curieuse. Charmée, aussi, par ce mystérieux jeune homme qu'elle ne comprend pas et qui n'entre pas dans son jeu. Alors, elle insiste, essaye de nouer des liens par tous les moyens qu'elle a à disposition. Et découvre que son pensionnaire semble lui aussi prisonnier d'un monde tout aussi douloureux que le sien.

Pour essayer de lier une relation avec Kerrand, elle remet toute son existence en cause, souffre en silence, observe son pensionnaire... Et, au fil de ses indiscrétions, elle comprend que, comme elle, le Français est torturé lui aussi par des démons  personnels qu'elle devine à la fois proches des siens et pourtant, si éloignés. Et qu'il a choisi Sokcho pour les affronter...

Il y a énormément de choses à dire sur un roman qui ne fait pourtant que 144 pages. A commencer par ce décor assez oppressant. Non qu'il le soit en tant que tel, si le roman s'était déroulé en été, l'impression aurait forcément été différente. Mais, avec cet hiver écrasant, particulièrement rude, tout prend une allure assez angoissante.

La proximité de la Corée du Nord, de cette frontière dite démilitarisée, alors qu'elle symbolise au contraire toutes les tensions guerrières de la région, n'aide pas, pas plus que cette mer grise, la froide humidité qui est comme une chape, l'odeur de pêche qui imprègne tout... Même les splendides paysages sont comme figés. Non, vraiment, ce n'est pas la saison pour venir à Sokcho.

C'est d'ailleurs ce que se dit la narratrice en voyant arriver ce... touriste français ? Eh oui, naturellement, c'est le premier réflexe. Pourtant, ce n'est pas un routard comme les autres, il se montre peu curieux, peu intéressé par ce qui l'entoure, comme si c'était justement l'isolement qu'il recherchait. Comme si, en fait de touriste, il s'agissait d'un exilé.

Dans cet environnement assez sinistre, n'ayons pas peur de le dire, on assiste presque à un huis clos entre nos deux personnages centraux. Presque, car la narratrice a des obligations sociales, on va dire, en particulier sa mère, qu'on sent assez autoritaire et dont la présence stresse la narratrice de manière évidente, et ce petit copain qui paraît plus centré sur sa future carrière que sur sa chère et tendre...

La narratrice... Parlons d'elle, d'abord. Le fait de choisir la première personne pour raconter cette histoire est très intéressant : cela n'offre qu'un unique point de vue. Et comme c'est à la jeune coréenne qu'échoit cette mission, on a l'avantage du terrain. Comme le dit le titre de ce billet : qui pourrait être mieux placer pour parler de Sokcho qu'une de ses habitantes ?

Mais, c'est une jeune femme bien mal à l'aise que l'on découvre. Un univers de complexe, sur son physique, la cicatrice qui barre sa cuisse, sa silhouette, son visage, ses lunettes... Tout est sujet à nourrir de nouveaux complexes. Et c'est donc un personnage très introverti, refoulant tout, à commencer par ses sentiments, peinant à se défaire de la relation douloureuse nouée avec sa mère...

Elle est touchante, dans sa candeur, dans sa timidité, dans son repli, dans son mal-être que l'on ressent tout au long de cette histoire. La manière dont elle agit vis-à-vis de Kerrand pourrait sembler ambiguë, peut-être l'est-elle parfois, mais on a surtout le sentiment qu'elle lance un appel au secours à cet homme, car la seule chose qui puisse la libérer du carcan qu'est devenu Sokcho, c'est un étranger.

Et puis, sans faire de psychanalyse de bazar, ses origines françaises remontent à la surface avec l'arrivée de Kerrand, qui a l'âge d'être son père, ce père disparu sans lui laisser le moindre souvenir. Pour elle, elles ne correspondent pas à grand-chose, en son absence. Mais, elles sont une autre raison de se sentir complexée, par les différences, même minimes, qu'elles induisent.

En face, que sait-on de Kerrand ? Très peu de choses, en fait. La Normandie... Et c'est à peu près tout. Ici joue l'absence d'un point de vue neutre ou d'une double narration. La narratrice essaye de le comprendre, de le découvrir, mais il est fermé à triple tour, ne laisse quasiment rien paraître, sauf un élément dont nous allons parler un peu plus loin.

Faire un portrait objectif de Kerrand est impossible. La seule chose que l'on peut dire, c'est qu'il est effectivement un peu brusque avec la narratrice, mais peut-on lui reprocher de ne pas vouloir se lier avec une jeune femme qui n'est, après tout, que la réceptionniste de la pension où il loge pour un temps défini ?

Ce que l'on voit, c'est un repli sur lui-même assez marqué, dont l'origine n'apparaîtra qu'à peine esquissée. Mais, on sent une solitude chez Kerrand, une douleur profonde, cachées sous la discrétion qu'affiche celui qui estime que ses problèmes ne regardent pas les autres. Et l'on se demande, comme la narratrice, ce qui a pu le mener à Sokcho en plein hiver...

Voilà deux âmes en peine, bien incapables de partager leur douleur avec un inconnu, réunis dans cette pension, écrasée par l'hiver au coeur d'une ville qui foutrait le bourdon à une armée d'optimistes invétérés... Ils se parlent, mais tout reste superficiel. Ils se parlent parce qu'il faut bien se parler, mais ne communiquent pas, en fait.

C'est pour cela que je parle d'anti-comédie romantique : on pourrait imaginer que cette proximité forcée ouvre les portes à des jeux de séduction et, de fil en aiguille... Mais, dans "Hiver à Sokcho", ce n'est pas le sujet. On a beau se dire qu'à un moment, les défenses finiront par tomber comme les murailles de Jéricho au son des trompettes, mais rien n'est moins sûr...

Pourtant, quand je dis que les deux personnages ne communiquent pas, c'est faux. Entre ces deux-là, si différents, si engoncés dans leur douleur, quelles qu'elles soient, se noue une espèce de dialogue étrange à travers deux disciplines particulières. Deux domaines dans lesquels, semble-t-il, ils perdent leurs inhibitions, retrouvent confiance et donc, peuvent se laisser aller.

Une sorte d'appel du pied implicite qui passe, d'un côté, par la cuisine, de l'autre, par le dessin. La narratrice cuisine pour les clients de la pension, mais, à l'arrivée de Kerrand, elle décide de mettre les petits plats dans les grands pour lui. Et pourtant, il refuse de manger ce qu'elle prépare. Alors, sans se décourager, elle recommence, jour après jour, espérant qu'il craquera.

La relation à la nourriture dans "Hiver à Sokcho" est très spéciale. Elle a ce rôle de vecteur de communication, donc, mais elle est aussi, comme toujours avec les cuisines du continent asiatiques, une activité très sensuelle, dans tous les sens de ce mot. Et pourtant, on découvre également qu'elle peut incarner la douleur et le mal-être, être porteuse de dégoût et outil de souffrance...

Face à cela, Kerrand dessine. Parmi les rares éléments biographiques que l'on a de lui, on sait qu'il est scénariste de bandes dessinées, avec des séries qui marchent plutôt bien, même s'il est à la recherche de son héros phare, de son Corto Maltese... Dans sa chambre, il passe du temps à dessiner, mais rien ne semble lui convenir, il détruit tout systématiquement...

De la même manière que pour la cuisine, on a l'impression que Kerrand essaye de dire à la narratrice par le dessin ce qu'il n'arrive pas à verbaliser. A la narratrice, et au lecteur, qui doit se contenter de maigres indices. De même, son dessin est d'une incroyable sensualité, à moins que la narratrice ne l'idéalise lorsqu'elle l'observe, et lorsqu'il joue de la plume, ses dessins semblent prendre vie...

Pourtant, il détruit tout, comme si ces dessins faisaient renaître cette douleur profonde qui l'habite. Si l'on pouvait penser au départ que le choix de Sokcho en hiver pouvait correspondre à une volonté de s'isoler pour pouvoir travailler sans être dérangé, bien vite, on comprend que Kerrand est au point mort. Dans sa carrière, mais surtout dans sa vie...

Elisa Shua Dusapin, née en 1992, possède, comme la narratrice de son roman, cette double culture franco-coréenne. Mais elle se partage entre les deux continents : la Corée, où elle passe beaucoup de temps, et la Suisse, où elle a vécu la majeure partie de sa vie. Ainsi connaît-elle parfaitement les différences culturelles qui existent entre ses deux personnages.

Son écriture est délicate mais rend parfaitement le côté sombre des choses, que ce soit ce décor oppressant et pouvant vite devenir inquiétant, mais aussi l'humeur des personnages, et particulièrement de cette jeune narratrice qui semble comme emprisonné dans cette ville, dans cette vie, dans ce corps...

Avec une économie de mots, sans grands effets, elle transmet aux lecteurs les émotions de ses personnages, les changements de tonalité entre les moments de solitude et de douleur, et d'autres, plus sensuels, entre la gêne, omniprésente, et les tentatives d'entrer en contact des personnages. Ca n'a l'air de rien, mais c'est un roman très dur.

Enfin, elle nous fait découvrir la vie quotidienne à Sokcho, certes sous un jour qui n'est pas le meilleur, en cet hiver. Elle nous emmène sur les quais, là où se concentre l'activité principal en cette période, la pêche, dans les thermes, les jjimjilbangs, elle nous invite à l'une des plus importantes fêtes, avec son cérémonial...

Et puis, on rayonne autour de Sokcho, visitant des endroits fascinants, troublants, d'une grande beauté, si j'en crois ce que j'ai pu en voir grâce à la magie d'internet. Et nous permet de découvrir une région méconnue de Corée (ce qui est presque un pléonasme) à travers quelques visites marquantes, où se mêlent étroitement les traditions et la modernité.

De tout cela, Elisa Shua Dusapin tire un roman troublant, et j'emploie ce mot à dessein, car on peut le comprendre de plusieurs façons, riche et touchant. On se demande où elle va, on croit saisir la chose, on s'imagine même soudain un dénouement possible, et il s'échappe, pour en offrir un autre, à la hauteur du mystère qui sembler planer sur Sokcho en hiver...

Comme si tout n'était qu'une histoire de fantômes...

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