lundi 14 août 2017

"Pas un moineau ne peut tomber à terre sans que votre Père le sache" (Matthieu, 10:29).

Ce billet aurait parfaitement pu s'appeler "les Jésuites dans l'espaaaaaace !, avec un ton de voix digne du Muppet Show. Une idée pas si saugrenue, puisqu'elle est suggérée dans le roman lui-même. Mais j'ai décidé de rester sérieux, avec cette citation de l'évangile selon saint Matthieu, telle qu'elle est présente dans la traduction de Béatrice Vierne. Sorti en 1996, publié en France en 1996, "Le Moineau de Dieu", de Mary Doria Russell, vient d'être réédité par les éditions ActuSF dans sa collection Perle d'épices. Un roman à la construction remarquable, qui laisse monter les tensions et même un certain suspense autour d'un thème ultra-classique de science-fiction, la découverte d'une planète habitée et les premiers contacts avec les créatures qui y vivent. Mais la romancière choisit des angles d'attaque originaux, quelques partis pris intéressants qui vont lui permettre de traiter ce sujet de manière différente de ce qu'on a l'habitude de lire. Et, en choisissant un prêtre jésuite pour personnage central, elle ajoute des réflexions profondes sur la vocation religieuse, la foi, la question du mal...



2059. Emilio Sandoz est pris en charge par le Vatican dans la plus grande discrétion. L'homme est, bien malgré lui, au coeur de l'actualité et l'Eglise souhaite le mettre à l'abri, car les informations qui ont filtré à son sujet en ont fait non seulement un sujet de curiosité, mais l'ont placé également dans une position inconfortable, une sorte d'ennemi public n°1.

Emilio Sandoz est un prêtre jésuite. Il vient de revenir sur Terre après un long voyage à destination d'une planète encore inconnue, où les grandes oreilles du SETI ont permis, une quarantaine d'années plus tôt, de détecter des signaux de vie. Membre de l'expédition qui a été chargée, dans la plus grande discrétion, d'aller à la rencontre de ces populations extraterrestres, il est le seul à être revenu vivant.

Manifestement très éprouvé, physiquement et moralement, Emilio Sandoz souffre d'impressionnantes blessures aux mains, au point de ne plus pouvoir les utiliser sans l'aide de prothèses. De quoi faire de lui une victime, un symbole. Mais, de rares compte-rendus ont laissé entendre que, sur Rakhat, le père Sandoz n'avait pas eu le comportement irréprochable que l'on attend d'un prêtre.

L'image du martyr a volé en éclats quand on a appris que Emilio s'était prostitué, rompant au passage la plupart des voeux faits lors de son ordination, et qu'il avait tué une enfant... A Rome et à la tête de la Compagnie de Jésus, on ne tient pas à juger trop vite le père Sandoz. Car, à part ces informations lapidaires, on ne dispose que de bien peu d'éléments...

On voudrait entendre le témoignage du jésuite avant, éventuellement, de le juger, mais surtout, de le livrer en pâture à une opinion publique que le sujet chauffera forcément à blanc. Mais, Emilio est-il en état de raconter ce qu'il a vécu sur Rakhat ? Pourquoi est-il le seul à être revenu et pourquoi ces "rumeurs" sur son comportement ?

Emilio, prêtre irréprochable ayant rempli diverses missions compliquées dans des régions aussi différentes que le cercle Arctique ou le Soudan, linguiste émérite et polyglotte reconnu, homme bon salué par tous avant son départ, ayant finalement choisi de retourner à Porto-Rico pour venir en aide aux habitants de la Perla, quartier pauvre de l'île San Juan, où il a vu le jour...

Difficile de l'imaginer se livrant à la débauche tarifée dans un bordel extraterrestre. Plus difficile encore de voir en lui un criminel capable de tuer un enfant, même issu d'une race extraterrestre... Alors, appliquant la présomption d'innocence, ou bien la charité chrétienne, plusieurs dignitaires religieux ont décidé de laisser le temps au temps et de le confesser...

A condition qu'il accepte de jouer le jeu... Et ce n'est pas simple. Emilio est dans un tel état qu'il refuse de se livrer. Il est profondément abattu, voire désespéré, peine à dormir, à manger, à s'exprimer, souffre de ses mains, pique des colères violente, semble proche d'être suicidaire... Son transfert de Rome à Naples ne change rien et les autorités ecclésiastiques commencent à s'impatienter.

Mais que cache donc Emilio Sandoz ?

Ces secrets, il va falloir près de 460 pages pour qu'enfin on en découvre l'ampleur. Et, pour cela, on va suivre en parallèle deux trames : le présent, donc les événements de 2059-2060, le retour sur terre difficile d'Emilio Sandoz et les interrogatoires dont il fait l'objet ; et puis les événements passés, depuis les années 2010, lorsqu'il est encore un jeune prêtre passionné de linguistique.

On va ainsi assister à la découverte du signal émanant de Rakhat, ces ondes qui laissent penser que la planète est habitée, à la constitution de l'équipe qui partira à la rencontre de cette civilisation inconnue, à l'élaboration secrète de ce voyage, sous l'égide non pas des agences spatiales ou de l'ONU, mais des Jésuites, le voyage en lui-même et l'arrivée sur cette planète évidemment.

Je n'en dis pas plus sur les faits, juste un mot de cet équipage, dont Emilio sera l'unique survivant. A ses côtés, Jimmy Quinn, jeune homme de très grande taille, qui a découvert par hasard l'existence de Rakhat, alors qu'il travaillait à l'observatoire d'Arecibo, à Porto-Rico ; Sofia Mendez, spécialiste de l'intelligence artificielle qui a rencontre Emilio et Jimmy dans le cadre de son travail.

Sont aussi partants Anne et George Edwards, des amis d'Emilio. Ce sont les doyens de l'expédition. George est un ingénieur, du genre touche-à-tout, qui se passionne pour plein de choses et que l'idée de voyager vers une lointaine planète fascine ; Anne, son épouse, est bien moins convaincue, mais son profil est idéal pour accompagner l'équipage, en tant que médecin, mais aussi anthropologue.

Enfin, puisque c'est la Compagnie de Jésus qui est à l'origine du projet, trois autres prêtres sont du voyage : D.W. Yarbrough, provincial des Jésuites en poste à la Nouvelle-Orléans, le supérieur d'Emilio, Marc Robichaux, un Québécois débonnaire, presque rêveur, le naturaliste de l'expédition, et Alan Pace, Anglais et musicologue, choisi car le message initial capté à Arecibo ressemblait à de la musique...

Au-delà de ces personnalités, toutes liées entre elle avec Emilio Sandoz comme point commun à tous, ce qui est intéressant, c'est la composition : des religieux et des scientifiques. Comme s'il s'agissait d'une des grandes expéditions parties sur les mers aux XVIe et XVIIe siècle, en particulier. Et c'est bien là qu'est l'idée de Mary Doria Russell.

Elle a choisi de transposer ces grandes expéditions de l'époque classique dans le futur et des mers vers l'espace. Voilà aussi pourquoi c'est un Jésuite qui est au centre de cette histoire : linguiste, enseignant et dévoué aux pauvres, il correspond parfaitement aux vocations de l'ordre, définies à sa création par Ignace de Loyola.

Mais, là où le pari de Mary Doria Russell est passionnant, c'est qu'elle va utiliser habilement cette vision ultra-moderne des grandes expéditions pour décaler le point de vue : on n'est plus à l'époque de la Controverse de Valladolid, on ne se dispute plus sans fin pour savoir si les populations que l'on rencontrera auront une âme ou pas, seront des êtres inférieurs ou pas...

Au contraire, on est au XXIe siècle, et il va de soi que ceux que l'expédition sera amenée à rencontrer seront traités en égaux, avec un regard scientifiques et curieux, bien sûr, mais sans l'ambition de conquérir, de convertir, simplement d'étudier et de comprendre. Un premier contact pacifique, et c'est loin d'être un détail pour la suite.

En lisant "le Moineau de Dieu", on pense à "Contact", de Carl Sagan, avec tout un questionnement philosophique fort sur la nature de cet autre que l'on se prépare à rencontrer. On est bien loin de "la Guerre des Mondes" et de l'idée, elle aussi fréquemment traitée, de l'affrontement entre civilisations. Ici, c'est même tout l'inverse. Au moins dans le projet de départ...

Du peu que l'on sait lorsque débute le roman, on comprend que tout ne s'est pas tout à fait passé comme prévu et que cette expédition, préparée avec les meilleures intentions du monde, a tourné au fiasco... Pourquoi ? Là est la question clé, celle que détient Emilio Sandoz, mais qu'il répugne à révéler, comme si elle était l'un des symptômes de son traumatisme...

On le sait, il faut toujours se méfier des apparences. Or, malgré toutes les précautions prises, malgré leur regard de scientifiques et d'érudits, les membres de l'équipage chargé de découvrir la civilisation vivant sur Rakhat, va commettre des erreurs fatales. J'ai écrit "malgré", mais le plus terribles, c'est qu'il faudrait mieux dire : "à cause" de ces précautions.

Les bonnes intentions, l'enfer, on connaît tout ça par coeur...

Et puisqu'on évoque l'enfer, abordons aussi la question de la foi présente dans "le Moineau de Dieu". L'expédition est composée de quatre prêtres et de quatre autre personnages, d'horizons différents, mais tous athées. Pourtant, et logiquement, puisqu'il est au coeur de l'histoire, cette question se concentre sur le personnage d'Emilio.

Sa vocation n'est pas franche, elle est la conséquence de certaines circonstances. Son ordination et son entrée dans la Compagnie de Jésus relèvent encore plus du hasard, presque de l'accident. Lorsqu'on le rencontre, Emilio se définirait certainement comme un agnostique, si on lui demandait sa position.

Emilio est un bel homme, très séduisant (on songe aussitôt à Aramis, un de ses fameux prédécesseurs, au sein de la Compagnie), sur lequel courent bien des rumeurs : on l'imagine mal respectant son voeu de chasteté, on murmure qu'il serait homosexuel, on l'idéalise, on comprend mal son choix d'avoir pris l'habit...

De même, ses origines en font un personnage complexe : il serait issue d'une lignée métissée, il appartient à une famille violente, il serait sans doute devenu un délinquant voire un criminel si on ne l'avait pas sorti de son quartier de la Perla... Déplacé dans des lieux extrêmes et très différents lors de ses premières années au sein des Jésuites, il apprend, découvre des langues et des cultures, s'enrichit.

Une richesse culturelle, mais également spirituelle. Sa foi, embryonnaire quand il est devenu prêtre, croît et embellit depuis. Et, lorsque se présente la possibilité de mener cette expédition vers Rakhat, il en est certain, c'est pour la plus grande gloire de Dieu. "Ad majorem Dei gloriam", la devise de la Compagnie de Jésus...

La vie spirituelle tourmentée d'Emilio Sandoz est un des moteurs du roman. Il passe d'agnostique à prêtre irradié par la foi, poussé par une mission divine. A-t-il le profil d'un martyr ? On se pose la question, et de plus en plus au fil des pages et des chapitres. Sauf qu'on sait que, au mieux, le martyre n'a pas voulu de lui, au pire, il a douté et rejeté l'idée. La vie plus fort que la mort, même la mort pour Dieu.

Enfin, dans la partie présente, celle du retour sur Terre, on assiste au combat intérieur du père Sandoz. Sa foi a été violemment ébranlée, au point de remettre en cause tout ce qu'il est, tout ce qu'il pensait jusque-là, tout ce en quoi il croyait (un imparfait à moduler). Au-delà des blessures physiques et du choc de ce qu'il a vécu, son plus grand traumatisme est peut-être là...

Avec une question que tout le monde s'est certainement un jour posé, que l'on soit croyant, et pas seulement catholique, ou que l'on rejette l'existence d'une transcendance quelle qu'elle soit : si Dieu existe, comment peut-il tolérer l'existence du mal au sein de sa création ? Et comment ne pas se révolter contre lui lorsqu'on doit traverser d'aussi pénibles épreuves ?

Maey Doria Russell ne nous plonge pas directement dans l'esprit de Sandoz, c'est impossible, puisqu'il doit rester le plus longtemps possible impossible à cerner. En revanche, on est le témoin de ce combat très violent qu'il mène contre lui-même. C'est troublant, dérangeant, douloureux... Et, avant même de savoir ce qui a tant bouleversé le prêtre, on partage ses doutes, sa douleur.

Profond, puissant, dur parfois, mais empreint d'un véritable humanisme, malgré les limites de celui-ci, "le Moineau de Dieu" nous amène à réfléchir à la question de l'autre et comment nous l'envisageons. Car, même l'inconnu fait l'objet de stéréotypes et de préjugés. Cette lecture remet énormément de chose en perspective, jusqu'à notre situation propre.

Il y aurait encore énormément à dire, je pense, sur ce roman, ses thèmes, ses personnages, tous très attachants, malgré leurs erreurs, leurs défauts, car ils en ont. Ils ont même quelque chose d'admirable dans leur démarche, aux antipodes, justement, de ces grandes expéditions de l'époque classique qui ont débouché sur tant de drames et dont les conséquences restent encore aujourd'hui très présentes.

Un dernier mot, qui sera un conseil de lecture : en lisant "le Moineau de Dieu", j'ai beaucoup pensé à "Défaite des maîtres et possesseurs", de Vincent Message. Je serais curieux de faire se rencontrer le romancier français et Mary Doria Russell, car ces deux livres ont, pour moi, bien des pistes de réflexion communes ou voisines.

Un dernier mot, sur l'auteure du "Moineau de Dieu". Mary Doria Russell est elle-même une scientifique, paléoanthropologue de formation, et sans doute assez proche du personnage d'Anne Edwardes. Je vous conseille de lire attentivement l'interview qu'elle a donné aux éditions ActuSF et qui se trouve en fin d'ouvrage.

Là encore, plein de pistes de réflexion avant, pourquoi pas, de lire prochainement "Children of God", la suite du "Moineau de Dieu", encore inédite en France, il me semble. Est-ce dans les projets des éditions ActuSF ? Je l'ignore, mais ce serait une bonne idée pour poursuivre le voyage et prolonger les questionnements profonds qu'entraîne cette lecture...

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