vendredi 13 octobre 2017

"Six pieds sous terre, Jojo, tu frères encore" (Jacques Brel).

Un vers de la chanson "Jojo", citée dans notre roman du jour pour ouvrir ce billet. Soyez prévenus, nous entrons dans une série de lectures dont le trait principal n'est pas la gaieté (amis des litotes, bonjour !). Et pour débuter, direction le Pas-de-Calais pour un roman dont le coeur, toujours palpitant malgré tout, est la mine, la vie minière et l'attachement profond à ces racines, à cette mémoire. Sorj Chalandon, on le sait, choisit toujours des sujets qui le touchent de près ou l'ont ému jusqu'au tréfonds au cours de sa carrière journalistique. Pour "le Jour d'avant", paru en cette rentrée littéraire aux éditions Grasset, il part d'un événement terrible, une épouvantable catastrophe dont l'onde de choc continue, quarante ans après, de se faire sentir. A la mémoire des gueules noires qui ne sont pas remontées des galeries étouffantes, mais aussi de ceux que la silicose a rongés, ce livre pose aussi la question toujours d'actualité de la pénibilité et de la dangerosité de certains métiers. Mais c'est aussi l'histoire d'une douleur individuelle, d'une douleur immense. D'une douleur monstre.



Le 27 décembre 1974, au petit matin, se produit la pire catastrophe minière que la France ait connu après guerre. Un coup de grisou dans une galerie de la fosse n°3-3bis, dite fosse Saint-Amé, à Liévin, emporte 42 mineurs, alors que la mine venait de rouvrir après quelques jours de fermeture pour les congés de Noël.

42, ou plutôt, 43 victimes, car Joseph Flavent ne mourra que plusieurs semaines après le drame. Une longue agonie au cours de laquelle il ne reprendra jamais conscience. Mais, jamais son nom ne rejoindra celui de ses camarades sur les listes de victimes et les monuments aux morts. Une victime anonyme, sauf pour ses proches.

Pour toute la famille Flavent, le choc est terrible. Sa mère quittera sa maison pour aller finir ses jours au bord de la mer du Nord, dans un paysage sans terril. Son père, détruit par cette perte, qui fait écho à celle de son frère, lui aussi victime de la mine, ne s'en remettra jamais. Il finira par se suicider, laissant derrière lui quelques mots sur un bout de papier : "Venge-nous de la mine".

Une note lapidaire destinée à son second fils, Michel. Âgé de seulement 16 ans au moment du drame, il a été lui aussi très affecté par le décès de son frère. La veille, il a passé la soirée avec lui, ils se sont amusés ensemble, ils ont ri, ont fait la fête, avant la reprise. Et quelques heures à peine après ces instants si forts...

Alors, Michel est devenu le gardien de la mémoire de son frère. Et de sa vie de mineur. Chez lui, à Paris, loin des mines du Pas-de-Calais, il a transformé un box en véritable musée à la mémoire de Joseph, victime du grisou et de l'imprudence et du cynisme des dirigeants des Houillères, jamais inquiétés par la justice après le drame.

Devenu routier, époux de la belle Cécile, il a enfoui sa douleur et sa colère sous un amour sincère et profond. Mais jamais il n'a oublié. Ni Joseph, ni la note lapidaire de son père. Alors, quand Cécile s'éteint après une lutte acharnée contre la maladie, tout revient soudainement à la surface. Quarante années ont passé, et l'heure de la vengeance a sonné...

Je n'en dis pas plus, j'ai essayé de planter le décor le plus succinctement et, en même temps, le plus complètement possible. La suite de ce billet devrait apporter quelques éléments complémentaires, comme toujours, sans rien dévoiler de ce qui fait la force de ce livre. Car, derrière le rappel de cette catastrophe, dont le souvenir s'est aujourd'hui estompé, il y a bien d'autres choses...

"Le Jour d'avant" est un roman noir. Et je le dis sans aucun jeu de mot. Bien sûr, il est noir comme le charbon, dont la poussière s'immisçait partout sur le corps et dans les affaires des mineurs. Mais, c'est aussi un roman noir au sens littéraire du terme, puisqu'il s'agit de suivre Michel Flavent dans sa quête de vengeance, une quête qui a un nom : Draveille.

Je n'ai pas pu m'empêcher, en lisant le roman de Sorj Chalandon, de songer au "Couperet", le roman de Donald Westlake, que Costa-Gavras a mis en images. Entre Burke Devore, ou Bruno Davert, selon qu'on évoque le roman ou le film, et Michel, il y a une filiation, un même désespoir, celui qui pousse aux pires extrémités.

Mais il y a aussi entre ces deux oeuvres un lien contextuel : dans "le Couperet", c'est l'industrie papetière, aux prises avec l'ultra-libéralisme qui est en arrière-plan, chez Sorj Chalandon, c'est la mine, activité agonisante, bientôt reléguée aux oubliettes dans une indifférence quasi générale. Ca peut sembler anecdotique, ça ne l'est pas.

"Le Jour d'avant", c'est l'occasion pour Sorj Chalandon de rappeler les conditions dans lesquelles a eu lieu la catastrophe de Liévin : un entretien approximatif des infrastructures, une application sommaire des mesures de sécurité de base, une surveillance réduite à la portion congrue... Le tout, au nom du sacro-saint profit.

Car il est là, le noeud de l'affaire : on aurait pu éviter cette catastrophe qui n'est en rien le fruit de la fatalité. A la mine, ce mot n'existe pas. Les responsables des Houillères ont voulu tirer le maximum de ces mines obsolètes, dangereuses et de moins en moins rentables avant de les condamner à la fermeture. Nord, Lorraine, Cévennes, Aveyron, Forez ou Tarn (patrie de Jaurès), l'activité touche à sa fin.

Elle est là, la principale cause de la colère de Michel Flavent, contenue pendant 40 ans, et à nouveau libérée, comme un diable jaillissant de sa boîte, après la mort de Cécile. Cette femme qui l'a écouté, a partagé sa peine, sa douleur, et l'a aidé à vivre malgré ce drame, tolérant, mais difficilement, sa lubie et sa morbide collection, son angoissant mausolée.

La justice, je l'ai dit plus haut, est passée, sans vraiment passer. Un procès, au tribunal correctionnel, même pas aux Assises, et pour pas grand-chose, à l'arrivée. Surtout pas la mise en cause de ceux qui sont à l'origine du drame, par leurs décisions contraires à la sécurité la plus élémentaire. Des condamnations n'auraient pas hâté la guérison, mais ce silence a ravivé, aggravé les blessures.

Aujourd'hui, la question de la pénibilité du travail revient régulièrement à la une de l'actualité. La difficulté à la reconnaître officiellement, à considérer que certains métiers sont dangereux et que ceux qui les exercent hypothèquent leur vie pour la gagner (et bien souvent, chichement) fait curieusement écho au roman de Sorj Chalandon.

"Le Jour d'avant" porte les germes de ces débats, à travers l'une des activités les plus dangereuses qui soient. Ailleurs dans le monde, on entend régulièrement encore parler de catastrophe minière. De la Chine aux 33 mineurs de San José, au Chili, en passant par l'Ukraine, il ne passe jamais très longtemps sans qu'on ajoute des noms aux listes des victimes dévorées par les mines.

Michel Flavent, dont l'idole d'enfance était Steve McQueen, en particulier celui du film "Le Mans", dont l'affiche ornait un mur de sa chambre, a donc décidé de se venger. De se venger de l'ogre qui a recraché son frère. Pour lui. Pour Joseph. Pour leur père, aussi. Pour assouvir cette colère qui le détruit de l'intérieur comme la silicose transformait les organes des mineurs en pierre.

Il a un nom en tête, Draveille, un porion, un responsable qui surveille, depuis la surface, ce qui se passe au fond. Le représentant, sur le terrain, des autorités dirigeantes. Leur complice, leur âme damnée. Vit-il encore ? Michel l'ignore, mais compte bien le découvrir. Il a délaissé la combinaison de pilote pour endosser le costume de justicier de Steve McQueen. Plus "Sept mercenaires" que "Au nom de la loi"...

Curieusement, le mot "lampiste" appartient au vocabulaire de la mine, avant de devenir un synonyme de bouc émissaire. Le lampiste, comme son nom l'indique, s'occupait de l'entretien des lampes utilisées au fond par les mineurs, mais aussi de leur comptabilité. En échange, comme une consigne, le mineur lui remettait un jeton, la taillette.

Le soir, une fois les hommes remontés, le lampiste récupérait les lampes et rendait les taillettes. S'il lui en restait, c'est que le mineur n'était pas remonté. Et qu'il était mort, d'une façon ou d'une autre, dans l'une de ces galeries où les dangers sont multiples... Draveille était porion, mais pour Michel, c'est un lampiste, celui qui trinquera pour les autres. Pour les Houillères. Pour la mine anthropophage.

Ce roman, c'est d'abord un cri de colère, poignant, douloureux même pour le lecteur, qui assiste impuissant au drame, d'abord, puis au réveil de ce sentiment terrible, à l'élaboration du plan imaginé par Michel pour appliquer à la lettre la missive de son père. Mais, on ne peut détacher la colère d'un autre sentiment toujours très puissant : la culpabilité.

Cet aspect, je ne vais pas le développer, vous comprendrez aisément pourquoi en lisant le livre. Le seul élément que l'on peut mettre en avant, c'est que nous sommes tous inégaux devant la culpabilité. Certains ne peuvent s'en débarrasser, jusqu'à ce qu'elle les dissolve, comme un acide ; d'autres, au contraire, paraissent immunisés. Et, allez savoir pourquoi, dans cette seconde catégorie, on trouve bien souvent ceux qui ont le plus à se reprocher...

Un mot sur la mine. Sorj Chalandon évoque ce véritable mode de vie que fut l'activité minière, industrie paternaliste s'il en fut, avec les corons, les villes entières construites autour des puits, régies par le rythme des descentes et des remontées, où tout, de l'église au bistrot, ne vit que par et pour la mine. Une véritable culture, et le mot n'est pas galvaudé.

Aujourd'hui, la vie minière existe encore, malgré tout. Un héritage qui se transmet. Mais une terre qui souffre, plus encore qu'avant. Les mines ont fermé, rien ne les a remplacées. La terre ouvrière d'antan, celle que l'on découvre dans les passages se déroulant en 1974, est aujourd'hui une terre de misère sociale où le Front National a bien souvent supplanté le Parti Communiste et le Parti Socialiste.

Il y a, chez les Flavent, une méfiance envers la mine. Le choix de Joseph de devenir mineur, alors qu'il se destinait plutôt à devenir mécanicien, est controversé au sein de sa famille. Son père, agriculteur, responsable d'une modeste exploitation, y a perdu son frère. Pour lui, la mine, c'est la mort, et rien d'autre.

De même, après le drame, Michel va reprendre ce discours. Il se rappelle avoir ressenti les doutes, la peur de Joseph la veille de la catastrophe... Et ses mots, depuis un moment, déjà, qui laissaient à penser qu'il voulait changer de cap, que le jeu n'en valait plus la chandelle. Qu'il était devenu trop dangereux de descendre au fond.

Les jeux de mots avec "noir" sont décidément faciles quand on parle de ce livre, mais Michel Flavent noircit aussi le tableau.Ce qu'on ressent, c'est aussi la fierté et l'attachement à leur terre et à leurs galeries de ceux qui sont descendus, un jour. Une nostalgie, si ce n'est de la mine elle-même et de ses dangers, mais de ce mode de vie si particulier.

Le souvenir aussi de ce qui faisait la richesse et la force des corons : cette solidarité qui réunissaient tous les habitants. On ne la voit pourtant guère se manifester après la catastrophe de Liévin. Ceux qui n'ont pas à déplorer de victime semblent éviter les autres, comme si ces familles endeuillées étaient marquées par le sort et qu'on risquait d'être contaminées par ce mauvais oeil...

Mais, Michel, par sa fascination pour la mine, par sa collection d'objet et sa connaissance encyclopédique sur l'activité minière, dément quasiment le dégoût et la haine qui lui inspire la mine. Lui aussi a en lui cette passion sourde, cet attachement profond. Il n'a jamais été mineur lui-même, mais la préservation de la mémoire de son frère lui a transmis le virus.

J'ai habité en Lorraine, pendant quelques années, j'ai fait des reportages autour de la mine, du côté du Carreau Wendel, à Petite-Rosselle, où les puits sont devenus un musée et un site de mémoire, un lieu de mise en valeur du patrimoine. On y ressent une immense fierté d'avoir participé à cette aventure humaine et industrielle, malgré tout.

Il suffit de discuter quelques instants avec d'anciens mineurs pour voir leurs yeux devenir humides, leur voix trembler imperceptiblement. Leurs souvenirs, ils les partagent volontiers, conscients qu'ils sont des témoins de quelque chose qui ne reviendra plus. Cette dimension-là, j'ai longtemps eu l'impression qu'elle manquait dans "le Jour d'avant".

En tout cas, qu'elle ne s'exprimait pas avec la même force que ce que j'avais connu. Et puis, sont arrivées les dernières pages... Et je me suis souvenu, à mon tour, de ce qui m'avait amené à Petite-Rosselle avec mon micro et mon Nagra : un son et lumières, "les Enfants du charbon", qui, chaque été pendant 7 ans, a permis de découvrir ou redécouvrir l'histoire de la mine et le mode de vie des mineurs.

Noir, ce roman ? Oui, sans doute. Tout ce qui s'y passe, tout ce qu'on apprend, tout ce qu'on découvre y concourt, en tout cas. Mais, c'est aussi un roman qui véhicule de puissantes émotions, autour des différents personnages. Autour de la mine, également, je viens d'en parler. Sorj Chalandon fait une nouvelle fois parler sa sensibilité pour nous émouvoir, nous bousculer aussi.

Avec l'impression, en lisant "le Jour d'avant", d'avoir en main une espèce de pendant à son précédent livre, "Profession du père". A travers la profession du frère, cette fois, il aborde, dans une tonalité très différente, avec un tout autre point de vue aussi, des thèmes qui sont assez proches. Comme une variation, en musique. Mais je n'en dis pas plus, à vous de voir...


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