jeudi 1 mars 2018

"Les femmes avaient-elles seulement un pays des rêves ?"

80 ans après sa mort, Lovecraft continue de faire parler de lui, de provoquer des discussions, des polémiques, des batailles d'Hernani, parfois, mais surtout, ses univers et ses personnages continuent d'inspirer des éditeurs et des lecteurs (à en juger par le démarrage canon du nouveau projet des éditions Mnémos sur Ulule), ainsi que des scénaristes et des romanciers qui s'y plongent, et leurs lecteurs avec eux. Voici un bel exemple de cette lignée qui, si elle se veut fidèle sur le plan littéraire, n'oublie pas d'être critique et de répondre aussi aux travers de l'oeuvre d'Howard Phillips Lovecraft (ce qui nous permettra d'expliquer le titre de ce billet choisi pour plusieurs raisons). "La Quête onirique de Vellitt Boe", de Kij Johnson (paru aux éditions du Bélial, traduction de Florence Dolisi), annonce d'emblée la couleur, puisque ce titre fait directement référence au titre de la novella de HPL dans laquelle Randolph Carter par à la recherche de la mythique cité de Kadath. Mais, Kij Johnson a choisi un autre point de vue. Celui que l'on a lorsqu'on se trouve de l'autre côté du miroir. Lorsque, du pays des rêves, on cherche à gagner le monde de l'éveil...



Vellitt Boe est en plein rêve lorsqu'on vient brusquement la tirer du sommeil. Il y a urgence, une de ses élèves, Clarie Jurat, a disparu et même ses plus proches amies, Therine Angoli et Raba Hust, avec qui elle forme un trio surnommé les Trois Inséparables, semblent ignorer où elle a pu aller. La retrouver est une urgence, en particulier pour préserver la réputation et l'avenir de l'établissement.

Avant d'aller plus loin, il faut expliquer que Vellitt Boe, femme d'une cinquantaine d'années, enseigne depuis 20 ans au Collège de femmes de l'Université d'Ulthar, établissement très prestigieux du monde du rêve, connu pour la morale très stricte qu'on y inculque aux jeunes étudiantes. Les frasques des Trois Inséparables n'avaient jamais été aussi loin, une fois Clarie retrouvée, il faudra sévir.

Et, pour espérer retrouver la fugueuse, il faut d'abord réussir à faire avouer aux amies de la disparue ce qu'elles savent. Car, il ne fait aucun doute pour Vellitt Boe comme pour Gnesa Petso, la Doyenne du Collège, que Clarie a tenu ses meilleures amies au courant de ses projets avant de prendre la tangente. Un début de piste qui permettrait d'orienter les recherches.

L'aveu arrive bien vite, et c'est un choc. Oh, bien sûr, on pouvait s'attendre à ce qu'il y ait un jeune homme, derrière tout ça. Ces jeunes filles ne sont ni de bois ni de marbre. Mais que l'une d'entre elle s'entiche d'un jeune homme appartenant au monde de l'éveil, là, c'est bien plus problématique... Et c'est bien là que ce Stephan Heller, rencontré un mois plus tôt, entend conduire Clarie...

Le monde de l'éveil, tout le monde en a entendu parler, mais personne ne sait comment s'y rendre. Personne ne sait quel chemin emprunter pour passer d'un monde à l'autre et, plus inquiétant encore, personne ne sait si, une fois arrivé dans cet autre monde, il est possible de refaire le chemin dans l'autre sens, de quitter l'éveil pour le monde du rêve.

Vellitt Boe est à la fois hors d'elle devant l'acte inconsidérée de son élève, mais elle se retrouve en elle. A 19 ans, elle aussi avait choisi de tout quitter pour prendre la route, découvrir le monde du rêve, l'arpenter en long, en large et en travers, avant de se dire que son destin était ailleurs. Avant de devenir la porfesseure respectée qui déplore le départ de Clarie, elle a été comme elle...

Soudain, elle prend sa décision : renouant avec sa jeunesse nomade, Vellitt Boe va se lancer à la poursuite de Clarie avec pour but premier de l'empêcher de commettre une énorme bêtise. Stephen Heller vient du monde de l'éveil, il doit donc savoir comment passer d'un monde à l'autre, il faut empêcher Clarie de franchir ce pas.

Et, si Vellitt ne la rattrape pas à temps...

Alors, il faudra improviser, prendre des décisions difficiles, poursuivre le voyage jusque de l'autre côté. Mais, quoi qu'il arrive, Vellitt Boe entend bien ramener Clarie au bercail. Sa connaissance du monde du rêve, mais aussi ses rencontres passées, comme ce Randolph Carter, qu'elle a bien connu plus de trente ans auparavant, seront des atouts pour l'aider dans sa quête.

Soyons franc tout de suite, je ne suis pas un grand connaisseur de l'oeuvre de Lovecraft, contrairement à pas mal d'auteurs que je connais dans le monde de l'imaginaire. L'an passé, j'ai eu l'occasion de travailler sur "Kadath, le guide de la cité inconnu", projet originellement multimédias, initié par les éditions Mnémos.

C'était une découverte indirecte, pour moi, de ce pays du rêve, qui est le cadre principal de "la Quête onirique de Vellitt Boe". Sans en être tout à fait familier, j'y avais quelques petits repères et, si l'on connaît l'univers littéraire de Lovecraft, c'est certainement un plus pour aborder ce court roman (170 pages) et en profiter pleinement.

Pour autant, si vous êtes un béotien en la matière, pas de souci, l'univers en lui-même vaut le coup d'oeil, par sa richesse, sa bizarrerie, sa noirceur assez inquiétante, son bestiaire bien particulier, y compris ce chat noir, qu'on voit en couverture, et qui sera le compagnon de route de Vellitt Boe, sans qu'elle sache vraiment pourquoi cet animal, dont elle ignore tout, l'a choisie.

Le voyage de Vellitt Boe s'annonce en effet bien compliqué, et pas uniquement parce qu'elle ne sait pas véritablement quelle est sa destination, ni même comment arriver jusque-là. Il va lui falloir affronter un pays qui devient rapidement hostile dès qu'on s'éloigne des centres urbains, dans des contrées désolées, peuplées de monstres ou de créatures effrayantes.

Et puis, Velitt Boe ignore ce qui a pu changer dans ce monde qu'elle connaissait bien avant de choisir la sédentarité. Ceux qu'elles y a croisés ont forcément vieilli, comme elle, changé, pris des voies particulières. Elle n'a que peu d'écho sur ces destinées, comme celle de Randolph Carter, et par conséquent, elle n'a que peu de certitudes au moment de quitter Ulthar.

Enfin, elle ignore les véritables enjeux qui pèsent sur la fugue de Clarie Jurat. Car, si dans le monde de l'éveil, il n'y a pas de dieu, dans celui du rêve, ils sont nombreux, puissants, volontiers hostiles envers les humains et capables de faire des ravages si l'envie leur en prend et si on leur en fournit une bonne raison... Plus que le Collège des femmes, c'est l'avenir d'Ulthar qui est dans les mains de Vellitt.

On plonge dans ce voyage onirique (en réalité, on est plus proche du cauchemar que du rêve) et l'on accompagne Vellitt sur ces routes jusqu'à... Ah non, cela, il vous faudra le découvrir par vous-mêmes ! Bien qu'on puisse avoir quelques idées si l'on connaît le texte originel de Lovecraft dont s'inspire Kij Johnson, "la Quête onirique de Kadath l'inconnue" ou "A la recherche de Kadath", selon les versions.

L'idée formidable de la romancière américaine, c'est justement de renverser tout : Lovecraft met en scène Randolph Carter qui passe du monde de l'éveil à celui du rêve, elle choisit de démarrer son récit dans le monde du rêve et de suivre un de ses habitants, un de ses autochtones, même. Quelqu'un qui ne connaît que le monde du rêve et très peu du monde de l'éveil.

En fait, de ce monde-là, Vellitt Boe ne connaît que quelques histoires qu'on lui a racontées, auxquelles elle peine d'ailleurs à croire, et une carte postale, une vue de la ville d'Avignon, avec ce ciel nocturne extraordinaire qui n'a rien de commun, avec ses myriades d'étoiles, avec celui, immuable, du monde du rêve.

Kij Johnson joue parfaitement sur cette inversion des pôles et sur le renversement du point de vue, en donnant un vernis de normalité à ce monde terrifiant et en parant le monde de l'éveil, notre monde, donc, de mystère, d'angoisse et de crainte. Le connu et l'inconnu ne sont plus aux mêmes places, et l'imaginaire du lecteur se met en marche.

Mais, ce n'est pas tout, le roman de Kij Johnson ne repose pas seulement sur ce jeu avec l'univers lovecraftien, c'est le personnage lui-même de HPL qu'elle bouscule. Avant de poursuivre, une précision : le livre que les éditions du Bélial viennent de publier comprend, en fin d'ouvrage, une passionnante interview de la romancière américaine.

On y découvre des éléments la concernant, concernant sa vocation et son travail d'écrivaine, mais aussi sa relation à Lovecraft et ce qu'elle a cherché à faire. Oh, bien sûr, je ne vais pas entrer dans les détails, mais, s'il convient de lire cet entretien après le roman, pour éviter quelques révélations, il est impératif de s'intéresser à ce qu'elle dit de tout cela.

Car, si Lovecraft reste une référence littéraire dans le domaine du fantastique, si son oeuvre est toujours aussi populaire de nos jours, le personnage, lui, est contestable et contesté. Son buste ne récompense plus les lauréats du World Fantasy Award (prix d'ailleurs décerné à cette novella) et la question du racisme et de l'antisémitisme dans ses textes est plus sensible que jamais (en témoignent les débats houleux suscités en octobre dernier sur son blog et sur Twitter par Neil Jomunsi).

L'oeuvre et son auteur sont-ils indissociables ? Peut-on considérer l'une indépendamment de l'autre ? Doit-on chercher dans l'oeuvre les signes des idées nauséabondes professées par l'auteur ? Entre Céline et Maurras, la France connaît bien ces débats, et Lovecraft s'y intègre parfaitement, puisque son racisme affleure dans son oeuvre.

En reprenant cet univers lovecraftien, Kij Johnson a eu la volonté de corriger (gommer me semble un terme inadéquat, car il donnerait l'impression d'un escamotage) ces travers. D'apporter des réponses, de ne pas balayer le sujet ou de ne pas le considérer, comme certains le font parfois, comme un point de détail de l'oeuvre de Lovecraft, mais de proposer une autre vision, moins violente. Plus politiquement correcte, au sens positif de l'expression.

De même, sur un thème qui est moins souvent évoqué, la toute petite part laissée aux personnages féminins dans l'oeuvre de HPL, elle propose une vision opposée, en faisant des femmes non seulement ses personnages centraux, mais aussi les moteurs de son récit et, si on croise quelques hommes, ils sont largement secondaires.

"La Quête onirique de Vellitt Boe" se présente donc comme un roman possédant une dimension réellement féministe, et pas seulement parce que Vellitt, que ce soit dans sa jeunesse ou dans la période à laquelle se déroule le roman, mais aussi Clarie, sont des femmes en quête d'émancipation et de liberté.

Voilà pourquoi aussi j'ai choisi cette phrase pour en faire le titre de ce billet. Les femmes dont il est questions sont celles du monde de l'éveil, le nôtre, Vellitt Boe rêve et Kij Johnson en fait son incipit. Quant à la narration, elle va plus loin : "Durant tous ses voyages au long cours, [Vellitt] n'avait croisé aucune femme originaire du monde de l'éveil, et personne ne lui avait jamais parlé d'une telle rencontre".

La pique envers Lovecraft est franche, le fleuret à peine moucheté, et la réponse, c'est tout simplement d'envoyer des femmes, Clarie et Vellitt, en exploratrices de ce monde décidément bien étrange. Des pionnières dont les découvertes seront forcément utiles à toutes une fois rentrées à Ulthar... Si elles arrivent de l'autre côté ; si elles parviennent à en revenir...

Femmes libres, pionnières, guerrières (mais n'en disons pas trop), les personnages de Kij Johnson sont des héroïnes à part entière qui font la nique aux personnages si convenus de l'univers originel dans lequel elles évoluent. Et elle entreprend ainsi de proposer une sorte de négatif photographique (là encore, l'expression est tirée de l'interview en fin d'ouvrage) de la novella de Lovecraft.

Il y a là quelque chose que je trouve passionnant : bien sûr, en tant que lecteur, je suis toujours curieux de découvrir de nouveaux univers, de nouveaux personnages, des histoires originales et différentes de ce que j'ai pu lire jusque-là. Je ne suis pas toujours fan, à l'image de la série "Sherlock", qui efface le contexte victorien pourtant essentiel à l'oeuvre de Conan Doyle, des univers qu'on se réapproprie et qu'on ressert à une nouvelle sauce.

Or, ici, le travail de Kij Johnson sur l'univers de Lovecraft n'est pas juste une réappropriation, justement, c'est un regard nouveau, moderne, aussi, tenant compte de réalités sociétales absentes dans l'oeuvre originelle. C'est une manière de rééquilibrer une balance volontairement déréglée par le créateur de l'univers et proposer un récit fidèle au modèle, mais aussi de redonner de la cohérence.

Un mot pour terminer de Nicolas Fructus, l'illustrateur qui signe la très belle couverture de ce roman. Il connait bien cet univers de Kadath, puisque c'est lui qui illustrait également le guide publié chez Mnémos, évoqué plus haut dans ce billet. Pour "la Quête onirique de Vellitt Boe", il ne signe pas seulement cette couverture féline, mais aussi un bon nombre d'illustrations intérieures.

Pas de couleurs, juste le noir et le blanc, ce parfait contraste qui sied si bien à cet univers entre rêves et cauchemars. Bandes latérales, demi-pages, vignettes ou pages entières, ces dessins viennent en support du texte, viennent l'enrichir. Il instille un certain malaise, amplifie le sentiment d'horreur de certains passages, il donne à voir et pas seulement du détail, mais aussi de l'essentiel.

Bref, que vous connaissiez bien l'univers de Lovecraft ou que vous n'en soyez pas un habitué, voici une lecture intéressante à plus d'un titre. Entre fantastique, onirisme, horreur, mais aussi réflexion sur le rôle du rêve dans nos existences, aussi. Un voyage presque picaresque au coeur de monde sombre et violent, porté par une héroïne qui est autant en quête d'elle-même que de son étudiante fugueuse.

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