lundi 12 mars 2018

"Quelle connaissance profonde avons-nous des odeurs ? Nous disons que ça sent bon ou que ça empeste, et nous n'allons pas plus loin. Au fond, nous n'en savons guère plus sur la suavité et la puanteur que sur le Bien et le Mal".

Quand je lis, je suis sensible à beaucoup de choses dans le contexte du livre. J'aime quand un écrivain sollicite mes sens, y compris ceux qu'on n'imagine pas concernés, comme l'odorat. Or, la puissance d'évocation des odeurs est gigantesque et il est d'ailleurs parfois frustrant de ne pouvoir vraiment sentir ce que respirent les personnages. Dans notre roman du jour, les odeurs vont jouer un rôle très important, mais les autres sens aussi, et ce n'est pas la seule chose passionnante de ce livre extrêmement dépaysant, qui nous emmène dans le Japon médiéval. "Le Bureau des jardins et des étangs", de Didier Decoin (en grand format chez Stock, désormais disponible au Livre de Poche), est un roman plein de mystères, porté par une jeune femme complètement perdue. On se demande bien par quel loup cette oie blanche va se faire croquer, mais on se trompe, son destin sera tout autre...


Katsuro est mort. Il s'est noyé, alors qu'il pêchait la carpe dans la rivière Kusagawa. Une activité dans laquelle, pourtant, il excellait. Au point d'être considéré comme le meilleur d'entre tous. Depuis des années, c'est lui que le maître du Bureau des jardins et des étangs, un des services de la cité impériale à Heiankyo, a désigné comme son fournisseur officiel.

Une tâche bien plus ardue qu'il n'y paraît et qui demande un véritable savoir faire, que Katsuro maîtrisait à la perfection. Car, pour complaire au maître du Bureau des jardins et des étangs, et donc à l'empereur lui-même, il ne faut pas se contenter de pêcher les carpes. Il faut savoir choisir les plus beaux spécimens, puis les transporter des bords de la Kusagawa jusqu'à la cité impériale.

Nous sommes au début de l'ère Hogen et du règne du jeune empereur Nijo, 78e empereur du Japon (c'est le seul repère chronologique que l'on a, et il est important : Nijo a régné à partir de 1158 ; nous sommes donc au XIIe siècle du calendrier occidental). Ce transport doit donc se faire à pied, en transportant dans des nasses les carpes.

Et là encore, il ne faut pas seulement une sacrée force physique pour supporter le poids des nasses suspendues à une palanche portée sur les épaules. Non, il faut savoir prendre un soin méticuleux de ces animaux pour qu'ils supportent le voyage et reconstituer dans les nasses leur environnement habituel. Enfin, une fois dans la cité impériale, il faut les acclimater à leur nouveau lieu de vie...

La mort de Katsuro est donc un coup dur. Pour lui, au premier chef, mais aussi pour sa jeune épouse, Miyuki, et pour tout son village, un modeste village paysan qui bénéficiait des retombées du travail du pêcheur de carpes. Sans ces revenus, tous les habitants vont vivre dans la pauvreté et Miyuki va déchoir et connaître une vie future bien pénible...

Miyuki est une jeune femme d'une vingtaine d'années, bien plus jeune que ne l'était Katsuro. Au-delà des considérations économiques et sociales, avec la mort de Katsuro, c'est tout son univers qui s'effondre. Toute sa vie tournait autour de cet homme, avec qui elle entretenait une relation fusionnelle, reposant plus sur la complicité sensuelle que sur la conversation.

Katsuro était tout pour Miyuki, qui n'ignore rien de la pêche à la carpe, mais à peu près tout du reste du monde qui l'entoure. Naïve et complètement perdue, enfermé dans un système de valeurs et d'interdits qui l'étouffe, elle décide de prendre le relais de son défunt époux. C'est elle qui pêchera les carpes et les acheminera jusqu'à la cité impériale, quoi qu'il en coûte. Un dernier contrat rempli avant l'inconnu...

Miyuki, cependant, n'a pas la carrure de Katsuro et la palanche pèse lourd sur ses frêles épaules. Elle ne réussit qu'à transporter huit carpes, au lieu des vingt promises, mais elles sont magnifiques et elle saura appliquer les conseils du pêcheur pour satisfaire le maître du Bureau des jardins et des étangs. Du moins, l'espère-t-elle.

Elle entame donc un voyage aussi important pour elle qu'il lui semble dangereux. Jusqu'à la cité impériale, le trajet est long, forcément semé d'embûches. Miyuki a des moyens forts limités et elle craint par-dessus de ne pas savoir veiller suffisamment bien sur les carpes pour parvenir à son but sans en perdre en route. Quelle honte ce serait !

A l'autre bout du chemin, Nagusa Watanabe, directeur du Bureau des jardins et des étangs, a bien d'autres chats à fouetter. Son service pourrait bien disparaître prochainement et lui perdrait ainsi son statut au profit d'autres courtisans. Personne ne connaît mieux les manigances de cour, mais il va lui falloir trouver un moyen de se faire remarquer par le jeune empereur.

L'occasion de briller approche et il entend ne pas la laisser passer. Un concours annuel dans lequel il espère briller. Voilà ce qui occupe tout son esprit, bien loin des carpes qu'un bouseux doit apporter prochainement. Il ne sait pas encore que ce n'est pas Katsuro qui va arriver, mais sa veuve. Un problème de plus qu'il faudra gérer rapidement.

A moins que...

Quel beau roman, quelle belle histoire ! C'est du Decoin, pas du Fugain, mais peu importe, voici un roman qui dépayse et transporte le lecteur dans cet univers si spécial. Le Japon médiéval confine souvent à l'univers de fantasy, les croyances aux esprits et aux créatures extraordinaires (ici, c'est le kappa que l'on redoute, une créature aquatique qui dévore les entrailles des voyageurs).

Et, d'une certaine façon, pour Miyuki, c'est également cela : son monde s'est toujours réduit à son village, peut-être même à cette maison qu'elle ne quittait jamais. Quant à ses fréquentations, en dehors de Katsuro, qu'elle attendait patiemment chaque jour sur le seuil, elles étaient bien rares... Avec la mort du pêcheur, elle est seule, livrée à elle-même et doit se lancer à l'assaut d'un monde inconnu.

Elle a pour elle une farouche détermination, qui force le respect, c'est vrai, mais sa naïveté est un sérieux handicap au moment d'affronter ce voyage dangereux. Les kappas, elle ignore s'ils existent vraiment. Mais, il y aura forcément sur son trajet des rencontres qui pourraient mal tourner. Sans oublier les obstacles naturels, les montagnes, les chemins difficilement praticables, la météo...

Il lui faudra avancer coûte que coûte, se nourrir, se loger, dormir, ne jamais céder malgré le poids, la fatigue, l'inquiétude et son obsession pour les carpes. Car c'est bien sa principale source de préoccupation : chouchouter ces huit magnifiques carpes selon les principes de Katsuro afin de les livrer dans le meilleur état possible.

Elle vit dans une espèce de bulle qu'elle a constitué autour d'elle, sans doute aussi parce qu'elle n'a pas d'autre repères pour envisager ce qui l'attend, au cours de son voyage ou à son arrivée à la cité impériale. La seule chose qu'elle sait, c'est qu'à son retour au village, sa vie sera finie, quoi qu'il arrive, et, à cela, il ne vaut mieux pas penser.

Elle est touchante, dans son malheur et dans sa naïveté, Miyuki. Elle ressemble à un personnage de roman picaresque, aux prises autant avec elle-même qu'avec le monde qui l'entoure et avec ses contemporains, si peu dignes de confiance. Avec ce voyage inattendu, c'est un destin bien différent qu'elle va écrire, sans pour autant jamais perdre le lien avec Katsuro.

Car c'est bien un des éléments forts de cette histoire que cette extraordinaire fidélité par delà la mort. Miyuki n'oublie pas cet homme qui a été tout pour elle ces dernières années. Elle continue à ressentir sa présence à ses côtés, en toutes situations, dans les meilleurs moments (assez rares, il faut bien le dire), comme dans les pires instants.

Sans ce lien, sans doute aurait-elle renoncé. Sans doute aurait-elle échoué quand les événements devenaient trop durs. Sans doute n'aurait-elle pas eu le courage d'affronter le regard du maître du Bureau des jardins et des étangs. Et je ne vous raconte pas tout, car personne, et surtout pas Miyuki, ne pourrait imaginer ce qu'elle va traverser.

Outre la relation avec Katsuro, on pourrait d'ailleurs aussi se pencher sur le lien très étrange qui va se nouer avec Watanabe Nagusa. Oh, soyons francs, le lecteur se fait rapidement des idées : la jeune femme naïve et perdue face au vieux courtisan madré et pouvant jouer de sa puissante position sociale... Il ne va en faire qu'une bouchée !

Mais Didier Decoin ne s'est pas laissé aller à ces facilités, il a concocté une rencontre bien différente pour ces deux-là et une relation qui va prendre une forme totalement inattendue. Et si Miyuki pensait prendre en main son destin en reprenant le flambeau de Katsuro, force est de constater qu'il n'en est rien et qu'elle est le jouet des événements.

Une formule, j'en ai conscience, qui laisse envisager le pire. Et pourtant, là encore, on noircit le tableau un peu rapidement, un peu facilement. Cette histoire est bien aussi celle de l'accomplissement du destin de Miyuki, un grand et beau destin, non exempt de drames, mais qui marque le premier jour du reste de sa vie, une vie placée sous des auspices très différents.

Avec tout cela, je n'ai guère parlé de ces fameuses odeurs, que j'ai évoquées en préambule. Et pourtant, elles sont bel et bien présentes, car c'est cela qui obsède Watanabe Nagusa. A l'image de ce chapitre où il vient faire ses emplettes nuitamment dans un magasin où l'on trouve tous les ingrédients possibles pour créer des parfums merveilleux, on se laisse enivrer.

Didier Decoin met en évidence la puissance évocatrice des odeurs, la capacité qu'elles ont à stimuler l'imaginaire et à créer, non seulement des impressions, mais carrément des images, aussi précis que des rêves... Toutes les odeurs, pas seulement les plus suaves, les plus agréables, mais d'autres qui peuvent offenser parfois l'odorat et qui, habilement utilisées, peuvent tout autant frapper les esprits.

Mais les odeurs sont quasiment partout dans ce livre, pas juste dans ce chapitre, ou dans ceux qui concernent le fameux concours. En fait, et c'est sans doute l'une des réussites de ce roman, on retrouve dans "le Bureau des jardins et des étangs" la puissance sensuelle des romans asiatiques. Les sens stimulent l'imaginaire et Didier Decoin y réussit parfaitement.

Miyuki elle-même, sans s'en rendre compte, possède un charisme très particulier et une sensualité qui marque les esprits. Sans être d'une exceptionnelle beauté, on remarque sa présence et, si elle était née dans un milieu plus huppé, nul doute qu'elle aurait pu vivre une existence très différente... Ou, à l'autre extrémité, être une courtisane fort recherchée.

J'ai mis en avant les odeurs, parce qu'elles sont liées aux événements centraux de cette histoire, mais la vue (à travers une incroyable palette de couleurs) et le toucher sont également très importants, en particulier dans le lien qu'établit Katsuro avec les carpes, et Miyuki à sa suite. Finalement, ce que nous ressentons au travers des actions des personnages, les carpes y sont aussi soumises.

Le travail pour les apaiser, leur procurer un milieu familier, que ce soit dans les nasses, durant le transport, puis, une fois arrivé à bon port, dans les étangs de la cité impériale, tout cela passe aussi par la sensualité, jusque au doigté que cela nécessite. Une sensualité qui prendra une forme tout à fait particulière et surprenante lors du dénouement du roman.

C'est une histoire qui pourrait être fort sombre, tourner à la catastrophe, faire de Miyuki une victime d'un sort injuste et sordide. Mais Didier Decoin en fait un récit lumineux, merveilleux et optimiste, d'un grand raffinement. Un conte à la japonaise porté par une écriture simple et poétique, construit autour d'une Cendrillon qui ne deviendra jamais une princesse.

Didier Decoin est fasciné par la culture japonaise et il nous fait partager cette passion avec talent. En jouant sur un Japon plus mythifié qu'historique, où la présence du surnaturel et les croyances sont omniprésentes, autant que le système de caste de cette société féodale, il nous entraîne dans un voyage à la lenteur envoûtante et aux décors époustouflants.

Il a l'excellente idée de proposer en fin d'ouvrage une bibliographie assez complète, mais il en ressort un ouvrage particulier : "Cent vues célèbres d'Edo", recueil d'estampes d'Utagawa Hiroshige, qui a nourri son imaginaire et est sans doute à l'origine du côté onirique et merveilleux de ce roman, dont on ressort apaisé, rasséréné. Des images plein la tête et des odeurs qui nous entêtent...


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